Fausta attendit encore un moment, écoutant attentivement, n’entendant rien… que les palpitations de son cœur qui battait à coups redoublés.
Elle appela Pardaillan, elle lui parla. Aucune réponse ne parvint à son oreille tendue.
Alors elle se redressa, sortit lentement et, confiante sans doute en ses précautions, dédaigna de fermer la porte derrière elle.
Elle vint s’asseoir dans ce cabinet où nous l’avons vue en conversation avec Centurion. Là, immobile dans son fauteuil, elle médita longtemps. Dans sa tête, avec l’obstination d’une obsession, cette question accessoire se posait avec ténacité:
«Magni m’a-t-il trompée? Est-ce un narcotique ou un poison?»
Cette question aboutissait fatalement à la principale, à la seule qui comptât pour elle:
«Est-il mort ou simplement endormi?»
Haletante, souffrant vraiment une torture physique devant l’effroyable geste accompli, elle en tirait logiquement toutes les conclusions, avec une lucidité que ni la douleur réelle, ni l’angoisse de l’incertitude ne parvenaient à obscurcir.
«Mort, tout est dit… Délivrée de cet amour que Dieu m’imposa comme une épreuve, mon âme victorieuse redevient invulnérable. Je puis reprendre ma mission avec confiance, sûre de triompher désormais, le seul obstacle qui entravait ma route ayant été supprimé par ma volonté.
«Endormi seulement tout est à refaire peut-être!… Qui peut jamais savoir, avec Pardaillan?… Si je pouvais pénétrer jusqu’à lui… un coup de poignard pendant qu’il dort et tout serait fini… Funeste idée que j’ai eue de faire jeter la clef du caveau!… Mes précautions se retournent contre moi… J’étais si sûre de mon fait… l’assurance de cet homme indomptable a jeté le trouble et l’indécision dans mon esprit. Et maintenant il me faudra attendre durant des jours et des jours, et tandis qu’il agonisera peut-être dans sa tombe, moi, j’agoniserai aussi d’incertitude, d’angoisse et de crainte, oui de crainte, jusqu’au jour où j’aurai enfin la certitude qu’il n’est plus et ce sera long… mortellement long.»
Longtemps encore elle resta ainsi à méditer et à combiner.
Enfin, ayant pris sans doute des résolutions fermes, elle frappa sur un timbre.
À cet appel un homme parut qui se courba avec obséquiosité.
Cet homme c’était le familier, le lieutenant et le pseudo-cousin de Barba-Roja, c’était don Centurion.
– Maître Centurion, dit Fausta, sur un ton de souveraine, je confesse qu’on ne m’avait pas trompée sur votre compte. Entre des mains habiles et puissantes, vous pourrez être un auxiliaire précieux. Vous vous êtes tiré à votre honneur des diverses missions que je vous avais confiées, à seule fin de vous mettre à l’épreuve. Vous avez, j’en conviens, intelligemment et diligemment exécuté mes ordres. Je consens à vous prendre définitivement à mon service.
– Ah! madame, fit Centurion au comble de la joie, croyez que mon zèle et mon dévouement…
– Point de protestations superflues, interrompit Fausta hautaine. La princesse Fausta paye royalement, c’est pour qu’on la serve avec zèle et dévouement. L’intérêt, vous le savez, vous qui êtes un subtil casuiste, est le plus sûr garant de la fidélité humaine. Votre intérêt me répond et de votre zèle et de votre dévouement… Pour la fidélité, nous en parlerons tout à l’heure. L’essentiel, pour le moment, est que vous soyez bien pénétré de cette vérité, savoir: que vous ne trouverez jamais un maître tel que moi.
– C’est vrai, madame, avoua humblement Centurion, c’est pourquoi je considérais comme un grand bonheur et un honneur insigne d’entrer au service de la puissante princesse que vous êtes.
Fausta approuva gravement de la tête et reprit, très calme:
– Vous êtes, maître Centurion, pauvre, obscur et méprisé de tous – surtout de ceux qui vous emploient. Vous êtes instruit, vous êtes intelligent, dénué de scrupules, et cependant, malgré votre supériorité intellectuelle, incontestable, vous resterez ce que vous êtes: l’homme des viles besognes, un composé bizarre et monstrueux de bravo, d’espion, de prêtre, de spadassin, de tout ce que l’on voudra de bas et de mauvais. On vous emploie sous ces formes diverses, mais, quels que soient les services que vous rendez, vous n’avez pas d’espoir de vous élever au-dessus de cette basse condition. On a tout intérêt à vous laisser dans l’ombre.
– Hélas! madame, ce que vous me dites sans fard ni ménagement n’est que trop vrai, dit Centurion, sans qu’il fût possible de démêler, sur son visage impassible, s’il s’était senti touché par ces paroles d’une impitoyable vérité.
Fausta l’étudia une seconde avec une ardente curiosité, et avec un sourire elle reprit:
– Voilà ce que vous êtes et ce que vous resterez, parce que vos actuelles fonctions basses et infamantes, jointes à votre passé qui n’est pas sans reproches, vous empêcheront toujours de sortir du cloaque où vous croupissez. Enfin parce que, malgré que vous ayez pris le «don», votre noblesse est plus que douteuse et que, hors l’Église, pour aspirer aux emplois élevés, il faut être né. Est-ce vrai?
– Malheureusement, madame.
– Cependant, malgré tous ces empêchements, vous avez de vastes ambitions.
Fausta s’arrêta une seconde, tenant Centurion anxieux sous son clair regard. Puis elle laissa tomber:
– Ces ambitions, je puis les réaliser… au-delà de ce que vous avez rêvé. Et seule, je puis cela, parce que seule, ayant la puissance, j’ai en outre assez d’indépendance d’esprit pour ne pas me laisser arrêter par des préjugés.
– Madame, balbutia Centurion agenouillé, si vous faites ce que vous dites, je serai votre esclave!
– Je le ferai, dit Fausta résolument. Tu auras tes lettres de noblesse en bonne et due forme et d’une authenticité indiscutable; je t’élèverai au-dessus de ceux qui t’écrasent de leur mépris aujourd’hui. Et quant à ta fortune, ce que tu as déjà reçu de moi n’est rien comparé à ce que je te donnerai. Mais, tu l’as dit, tu seras mon esclave.
– Parlez… ordonnez… haleta Centurion, jamais chien fidèle ne vous sera aussi dévoué que je le suis.
Fausta était à demi allongée dans un fauteuil monumental. Ses pieds, chaussés de mules de satin blanc, croisés l’un sur l’autre, étaient posés sur un coussin de soie brochée, placé lui-même sur un large tabouret de tapisserie, haut comme une marche. Ainsi posés, ses pieds croisés dépassaient le bord du coussin. Centurion s’était prosterné, et comme pour bien marquer qu’elle était pour lui une divinité, pour prouver qu’il entendait rester, au pied de la lettre, le chien soumis dont il avait parlé, il franchit en rampant la distance qui le séparait de Fausta et posa dévotement ses lèvres sur la pointe du soulier.
Il y avait certes, dans ce geste imprévu, une intention d’hommage religieux comme on en avait rendu souvent à Fausta alors qu’elle pouvait se croire papesse.
Mais Centurion avait exagéré le geste qui avait on ne sait quoi de vil et de répugnant dans sa bassesse outrée.
Cependant Fausta avait sans doute un plan bien arrêté à l’égard de Centurion car, et bien qu’elle eût un geste de répulsion, elle ne retira pas son pied. Au contraire, elle le pencha sur lui et, posant sa main blanche et fine sur la tête du bravo prosterné, elle le maintint un inappréciable instant les lèvres collées sur la semelle, puis retirant son pied, brusquement, elle le lui posa sur la tête, appuyant fortement dessus, sans ménagement, et le tenant ainsi écrasé dans cette pose plus qu’humiliée, elle dit de sa voix chaude et douce comme une caresse:
– J’accepte ton hommage. Sois fidèle et soumis comme un chien fidèle et je te serai bon maître.
Ayant dit elle retira son pied.
Centurion redressa son front courbé mais resta agenouillé.
– Debout! dit-elle, d’une voix soudain changée.
Et sur un ton de souveraine autorité:
– S’il est juste que vous vous humiliez devant moi qui suis votre maître, il est juste aussi que vous appreniez à vous redresser et à regarder les plus grands, car bientôt vous serez leur égal!
Centurion se releva, ivre de joie et d’orgueil. Il exultait, le sacripant! Enfin, il allait donc pouvoir donner sa mesure, maintenant qu’il avait enfin trouvé le maître puissant de ses rêves. Il allait enfin être quelqu’un avec qui l’on compte. Il allait donc dominer à son tour. Ah! certes, il lui serait fidèle, à celle qui le tirait du néant pour faire de lui un homme redoutable et puissant.
Et, comme si elle eût deviné ce qui se passait dans sa tête, Fausta reprit d’une voix calme, mais où perçait cependant une sourde menace:
– Oui, il faudra m’être fidèle, c’est ton intérêt… D’ailleurs, n’oublie pas que j’en sais assez sur ton compte pour faire tomber ta tête rien qu’en levant un doigt.
Et comme il pâlissait sous la menace, qu’il savait on ne peut plus sérieuse, elle ajouta:
– On ne me trahit pas, moi, maître Centurion, ne perdez jamais ceci de vue.