Ponte-Maggiore avait entraîné Montalte hors de l’Alcazar. Sans prononcer une parole, il le conduisit sur les berges à peu près désertes du Guadalquivir, non loin de la tour de l’Or, sentinelle avancée à l’entrée de la ville.
Un moine, qui paraissait plongé dans de profondes méditations, marchait à quelques pas derrière eux et ne les perdait pas de vue.
Lorsque Ponte-Maggiore fut sur la berge, il jeta un regard circulaire autour de lui, et ne voyant personne, il s’arrêta enfin, se campa en face de Montalte, et d’une voix haletante:
– Écoute, Montalte, dit-il, ici comme à Rome, je te demande une dernière fois: veux-tu renoncer à Fausta?
– Jamais! dit Montalte avec une sombre énergie.
Les traits de Ponte-Maggiore se convulsèrent, sa main se crispa su la poignée de sa dague. Mais faisant un effort surhumain, il se maîtrisa, et ce fut d’un ton presque suppliant qu’il reprit:
– Sans renoncer à elle, tu pourrais du moins la quitter… momentanément. Écoute-moi… Nous étions amis, Montalte, nous pourrions le redevenir… Si tu voulais, nous partirions, nous retournerions tous deux en Italie. Sais-tu que le pape est malade? Ton oncle est bien vieux, bien usé… Un dénouement fatal est à redouter et, tous deux, nous avons un intérêt capital à nous trouver à Rome au moment où ce dénouement se produira; toi, Montalte, pour toi-même, puisque tu étais désigné pour succéder à Sixte; moi, pour mon oncle, le cardinal de Crémone.
À l’annonce de la maladie de Sixte Quint, Montalte ne put réprimer un tressaillement. La tiare avait toujours été le but de ses rêves d’ambition. Et il se trouvait pris soudain entre son amour et son ambition. Il devait sur l’heure choisir: ou courir à Rome pour tâcher de ramasser la couronne pontificale et s’éloigner de Fausta, ne plus la voir, la perdre peut-être à tout jamais; ou rester près de Fausta et renoncer à son ambition. Il n’hésita pas et, secouant la tête avec une résolution farouche:
– Tu mens, Sfondrato, dit-il. Comme moi tu te soucies peu de la mort du pape et de qui lui succédera… Tu veux m’éloigner d’elle!
– Eh bien! oui, c’est vrai! gronda Ponte-Maggiore; la pensée que je vis loin d’elle, tandis que toi tu peux la voir, lui parler, la servir, l’aimer… te faire aimer peut-être… cette pensée me met hors de moi, je vois rouge et j’ai des envies furieuses de tuer!… Il faut que tu partes, que tu viennes avec moi!… Je ne la verrai jamais, mais tu ne la verras pas davantage… Je serai délivré, du moins, de cet horrible supplice qui finirait par me rendre fou.
Montalte haussa furieusement les épaules, et d’une voix sourde:
– Insensé! dit-il. Sa présence m’est aussi indispensable pour vivre que l’air qu’on respire… La quitter!… autant vaudrait me demander ma vie!…
– Meurs donc! en ce cas, rugit Ponte-Maggiore, qui se rua, la rapière au poing.
Montalte évita le coup d’un bond en arrière et, dégainant d’un geste rapide, il reçut le choc sans broncher et les fers se trouvèrent engagés jusqu’à la garde.
Ils étaient tous deux de force égale, tous deux animés d’une même haine mortelle, d’un égal désir de meurtre.
Pendant quelques instants, ce fut, sous l’éclatant soleil, une lutte acharnée; coups foudroyants suivis de parades rapides, bonds de tigre suivis d’aplatissements soudains, le tout accompagné de jurons, d’imprécations et d’injures, sans aucun avantage marqué de part et d’autre.
Enfin Ponte-Maggiore, après quelques feintes habilement exécutées, se tendit brusquement et son épée vint s’enfoncer dans l’épaule de son adversaire.
Au moment où il se redressait avec un rugissement de joie triomphante, Montalte, rassemblant toutes ses forces, lui passa son épée au travers du corps. Tous deux battirent un instant l’air de leurs bras, puis se renversèrent comme des masses.
Alors, d’un coin d’ombre ou il s’était tapi, surgit le moine qui s’approcha des deux blessés, les considéra un instant sans émotion et se dirigea aussitôt vers la tour de l’Or où il pénétra par une porte, dérobée qui s’ouvrit silencieusement, après qu’il eut frappé d’une manière spéciale.
Quelques instants plus tard, il reparaissait, conduisant d’autres moines porteurs de civières sur lesquelles les deux blessés, maintenant évanouis, furent chargés et transportés avec précaution dans la tour.
Montalte, le moins grièvement atteint, revint à lui le premier. Il se vit dans une chambre qu’il ne connaissait pas, étendu sur un lit moelleux aux courtines soigneusement tirées. Au chevet du lit, une petite table encombrée de potions, d’onguents, de linges à pansement. De l’autre côté de la table, un deuxième lit hermétiquement clos.
Entre les deux lits, le moine allait et venait à pas menus et feutrés, broyait des ingrédients mystérieux dans un petit creuset de marbre blanc, versait des liquides épais et inconnus, minutieusement dosés, préparait avec un soin méticuleux une sorte de pommade brunâtre de laquelle il paraissait attendre merveille, à en juger par son air de satisfaction visible.
Lorsque le moine s’aperçut que le blessé devait être éveillé, il s’approcha du lit, tira les rideaux, et d’une voix douce, nuancée de respect:
– Comment Votre Éminence se sent-elle? demanda-t-il.
– Bien! répondit Montalte d’une voix faible.
Le moine eut ce sourire satisfait du praticien qui constate que tout marche normalement selon ses prévisions, et:
– Votre Éminence sera sur pied dans quelques jours, à moins d’imprudence grave de sa part, dit-il.
Montalte brûlait du désir de poser une question. Il espérait bien avoir tué Ponte-Maggiore et il n’osait s’informer. À ce moment, un gémissement se fit entendre. Le moine se précipita et tira les rideaux du deuxième lit d’où partait le gémissement.
«Hercule Sfondrato! pensa Montalte. Je ne l’ai donc pas tué!»
Et une expression de rage et de haine s’étendit sur ses traits convulsés.
De son côté, Ponte-Maggiore aperçut tout d’abord la tête livide de Montalte et la même expression de haine et de défi se lut dans ses yeux.
Cependant, le moine-médecin s’empressait. Avec une adresse et une légèreté de main remarquables, il appliquait sur la blessure un linge fin recouvert d’une épaisse couche de la pommade qu’il venait de fabriquer et, soulevant la tête de son malade avec des précautions infinies, il lui faisait absorber quelques gouttes d’un élixir. Aussitôt une expression de bien-être se répandait sur les traits de Ponte-Maggiore et le moine, en reposant la tête sur l’oreiller, murmurait:
– Surtout, monsieur le duc, ne bougez pas… Le moindre mouvement peut vous être funeste.
– Duc! pensa Montalte. Cet intrigant a donc réussi à arracher à mon oncle ce titre qu’il convoitait depuis si longtemps!
Sous l’effet bienfaisant des pansements habiles et des cordiaux énergiques du moine, les deux blessés avaient recouvré toute leur conscience et maintenant ils se jetaient des regards furieux, chargés de menaces. Et le moine, qui les observait, songea: «Sainte Vierge! si je les laisse seuls une minute, ils sont capables de se jeter l’un sur l’autre et de détruire en un instant tout l’effet de mes soins patients.»
Il se dirigea vivement vers une pièce voisine. Là un religieux attendait patiemment, plongé dans la prière et la méditation… du moins en apparence. Le moine-médecin lui dit quelques mots à voix basse et revint précipitamment se placer entre ses deux malades, prêt à intervenir au moindre geste équivoque.
Au bout de quelques instants, un homme entra dans la chambre et s’approcha du moine-médecin qui se courba respectueusement, tandis que Montalte et Ponte-Maggiore, reconnaissant le visiteur, murmuraient avec une sourde terreur:
– Le grand inquisiteur!
Espinosa eut une interrogation muette à l’adresse du médecin qui répondit par un geste rassurant et ajouta, à voix basse:
– Ils sont sauvés, monseigneur!… Mais voyez-les… je crains à chaque instant qu’ils ne se ruent l’un sur l’autre et ne s’entretuent!
Le grand inquisiteur les considéra, l’un après l’autre, avec une fixité troublante et fit un geste impérieux. Le moine se courba profondément et se retira aussitôt de son pas silencieux.
Espinosa prit un siège et s’assit entre les deux lits, face aux deux blessés qu’il tenait sous son regard dominateur.
– Ça, dit-il, d’un ton très calme, êtes-vous des enfants ou des hommes?… Êtes-vous des êtres sensés ou des fous furieux?… Comment! vous, cardinal Montalte, et vous, duc de Ponte-Maggiore, vous qui passez pour des hommes supérieurs, dignes de commander à vos passions!… Et quelle passion?… la jalousie aveugle et stupide!…
Et comme ils faisaient entendre tous deux un sourd grondement de protestation, Espinosa reprit avec plus de force:
– J’ai dit stupide… je le maintiens!… Eh! quoi, vous ne voyez donc rien? Niais que vous êtes? Pendant que vous vous entre-déchirez, qui triomphera? Qui?… Pardaillan!… Pardaillan qui est aimé, lui! Pardaillan qui, grâce à votre stupide aveuglement, réussira à vous prendre Fausta pendant que vous serez bien occupés à vous mordre, à vous déchirer, et qui, alors, se moquera de vous… et il aura bien raison!