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– Assez! assez! monseigneur, râla Ponte-Maggiore, tandis que Montalte, l’œil injecté, crispait furieusement ses poings.

Le grand inquisiteur reprit sur un ton plus rude, plus impérieux:

– Au lieu de vous ruer l’un sur l’autre comme deux fauves déchaînés, unissez vos forces et vos haines par le Christ! Elles ne sont pas de trop pour combattre et terrasser votre ennemi commun. Chargez-le sans trêve ni repos jusqu’à ce que vous l’ayez réduit à merci! jusqu’à ce que vous le teniez pantelant et râlant sous vos coups combinés… Alors, quand vous l’aurez tué, il sera temps de vous entre-tuer, si vous n’arrivez pas à vous entendre.

Montalte et Ponte-Maggiore se regardèrent, hésitants et effarés. Ils n’avaient pas songé, ni l’un ni l’autre, à cette solution pourtant logique.

– C’est pourtant vrai ce que vous dites, monseigneur! murmura Montalte.

– Croyez-vous sincèrement que Pardaillan est seul à redouter pour vous?

– Oui, râlèrent les deux blessés.

– Voulez-vous réellement le terrasser, le voir mourir d’une mort lente et désespérée?

– Oh! tout mon sang en échange de cette minute!

– Eh bien, alors, soyez amis et alliés. Jurez de vous aider mutuellement. Jurez de marcher la main dans la main jusqu’à ce que Pardaillan soit mort. Jurez-le sur le Christ! ajouta Espinosa en leur tendant sa croix pastorale.

Et les deux ennemis, réconciliés dans une haine commune contre le rival préféré, tendirent la main sur la croix et grondèrent d’une même voix:

– Je jure!…

– C’est bien, dit gravement Espinosa, je prends acte de votre serment. Vous reprendrez votre indépendance quand vous serez débarrassés de votre ennemi et vous serez libre alors de vous dévorer mutuellement si vous y tenez absolument. Mais jusque là, alliance offensive et défensive et sus à Pardaillan!

– Sus à Pardaillan! C’est juré, monseigneur.

– Cardinal Montalte, dit Espinosa en se levant, vous êtes moins grièvement atteint que le duc de Ponte-Maggiore; je le confie à vos bons soins. Il n’y a pas un instant à perdre, messieurs; il faut que vous soyez sur pied le plus tôt possible. Songez que vous avez affaire à un rude lutteur, qui, pendant que vous êtes cloués ici par votre faute, ne perd pas son temps, lui. Au revoir, messieurs.

Et Espinosa sortit de son pas lent et grave.

* * * * *

Suivant la promesse du grand inquisiteur, Fausta, escortée de Sainte-Maline, Montsery et Chalabre, avait quitté l’Alcazar avec tous les honneurs dus à son rang.

Fausta aimait à s’entourer d’un luxe inouï partout où elle allait. À cet effet, elle semait l’or à pleines mains et sans compter. Le luxe, chez cette femme extraordinaire, n’était pas un vulgaire manège de coquette soucieuse de faire un cadre étincelant à sa beauté prodigieuse, qui aurait pu s’en passer. Le luxe fabuleux dont elle s’entourait faisait partie d’un système, un peu théâtral, savamment étudié. C’était comme une sorte de mise en scène éblouissante destinée à frapper l’imagination de ceux qui l’approchaient, grands ou petits, tout en mettant en relief sa beauté.

À Séville, Fausta s’était fait immédiatement aménager une demeure somptueuse où s’entassaient les meubles précieux, les tentures chatoyantes, les bibelots rares, les toiles de maîtres les plus réputés de l’époque, où rien n’avait été épargné pour produire une profonde impression sur le visiteur ébloui. Ce fut dans cette demeure que sa litière la conduisit.

Rentrée chez elle, ses femmes la dépouillèrent du fastueux costume de cour qu’elle avait revêtu pour sa visite à Philippe II, et lui passèrent une ample robe de lin fin, tout unie et d’une blancheur immaculée. Ainsi vêtue, elle se retira dans sa chambre à coucher, pièce où nul ne pénétrait et qui contrastait étrangement par sa simplicité, avec les splendeurs qui l’environnaient.

Là, sûre que nul œil indiscret ne pouvait l’épier, elle sortit de son sein la déclaration d’Henri III qu’Espinosa avait failli lui enlever. Elle la considéra plus longtemps d’un air rêveur, puis elle l’enferma dans un petit étui à fermoir secret qu’elle plaça dans un tiroir habilement dissimulé au fond d’un coffre en chêne massif, défendu par un double rang de serrures compliquées.

– À moins de réduire le coffre en miettes, on ne trouvera pas cet étui, murmura-t-elle.

Ces précautions prises, elle s’assit et, sans que son visage perdît rien de ce calme majestueux qu’elle devait à une longue étude, elle réfléchit:

– Ainsi, j’ai rencontré Pardaillan chez Philippe, et cette rencontre a suffi pour me faire trébucher encore! J’ai failli être prise et dépouillée par le grand inquisiteur.

Et, avec un sourire indéfinissable:

– Il est vrai que Pardaillan lui-même est venu me délivrer!… Pourquoi?… M’aimerait-il, sans s’en douter lui-même? Cet homme a de ces gestes qui me déroutent, moi, Fausta!…

Et, avec une expression sinistre:

– Il est vrai que si Espinosa est bien l’homme que je crois, le geste chevaleresque de Pardaillan lui coûtera la vie… Mais Espinosa osera-t-il profiter du traquenard qu’il avait si admirablement machiné?… Ce n’est pas sûr! La diplomatie de ce prêtre est lente et tortueuse. Moi seule, j’ose vouloir et je sais aller droit au but… Lui aussi!… Pourquoi ne veut-il ou ne peut-il être à moi?… Que ne ferions-nous pas si nous étions unis?… Que ne suis-je moi-même un homme! je voudrais voir l’univers asservi à mes pieds! Mais je ne suis qu’une femme, et puisque je n’ai pas pu arracher de mon cœur cet amour, cause de ma perte, je frapperai l’objet de cet amour et cette fois mes précautions seront si bien prises qu’il n’échappera pas. C’est ma propre existence qui est en jeu: pour que je vive il faut que Pardaillan meure!

Sa pensée eut une nouvelle orientation en songeant à Philippe II:

– L’impression que j’ai produite sur le roi m’a paru profonde… Sera-t-elle humble? Alors que j’espérais l’éblouir par l’élévation de mes conceptions, ma beauté seule a paru impressionner cet orgueilleux vieillard. Eh bien, soit… L’amour est une arme comme une autre et par lui on peut mener un homme… surtout quand cet homme est affaibli par l’âge… J’eusse préféré autre chose, mais je n’ai pas le choix.

Et revenant à ce qui était le fond de sa pensée:

– Toutes mes rencontres avec Pardaillan me sont fatales… Si Pardaillan revoit Philippe, cet amour du roi s’éteindra aussi vite qu’il s’est allumé. Pourquoi?… Comment?… Je n’en sais rien! mais cela sera, c’est inéluctable… Il faut donc que Pardaillan meure!…

Encore un coup une saute dans sa pensée:

– Myrthis!… Où peut être Myrthis en ce moment? Et mon fils?… Son fils!… Ils doivent être en France maintenant. Comment les retrouver?… Qui envoyer à la recherche de cet enfant… mon enfant! Je cherche vainement, nul ne me paraît assez sûr, assez dévoué.

Et avec un accent intraduisible:

– Fils de Pardaillan!… Si ton père t’ignore, si ta mère t’abandonne, que seras-tu?… que deviendras-tu?…

Longtemps elle resta ainsi à songer, à combiner. Enfin, sa résolution sans doute inébranlablement prise, elle sortit de sa chambre et entra dans un salon meublé avec un luxe raffiné.

Elle fit venir son intendant, lui donna des instructions et demanda:

– Monsieur le cardinal Montalte est-il là?

Son Éminence n’est pas encore rentrée, madame.

Fausta fronça le sourcil et elle réfléchit.

– Cette disparition est étrange… Montalte me trahirait-il? Ne lui a-t-on pas plutôt tendu quelque embûche?… Il doit y avoir de l’Inquisition là-dessous… J’aviserai…

Et tout haut:

– Messieurs de Sainte-Maline, de Chalabre et de Montsery?

– Ces messieurs sont avec le sire de Bussi-Leclerc qui sollicite la faveur d’être reçu.

Fausta réfléchit une seconde et ordonna:

– Faites entrer le sire de Bussi-Leclerc avec mes gentilshommes.

L’intendant sorti, Fausta prit place dans un fauteuil monumental et somptueux comme un trône, en une de ces attitudes de charme et de grâce dont elle avait le secret, et attendit.

Quelques instants plus tard, les trois ordinaires s’inclinaient respectueusement devant elle pendant que Bussi, avec cette galanterie de salle d’armes qu’il croyait irrésistible, débitait son compliment:

– Madame, j’ai l’honneur de déposer aux pieds de votre radieuse beauté les très humbles hommages du plus ardent de vos admirateurs.

Ayant dit, il se campa, frisa sa moustache, et attendit l’effet de sa galanterie. Comme toujours, cette superbe assurance sombra piteusement devant l’accueil hautain de Fausta, qui, avec un fugitif sourire de mépris, répondit:

– Soyez le bienvenu, monsieur.

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