– Pauvre Juana! dit-il encore en pétrissant machinalement ses petits pieds.
Et c’était admirable qu’il eût la force de la plaindre, elle, d’abord. Car il savait bien ce qu’elle avait et pourquoi elle pleurait ainsi, la petite Juana! Et ses larmes retombaient sur son cœur à lui, comme des gouttes de plomb fondu. Et il sentait confusément que l’irréparable allait s’accomplir, qu’elle allait parler et qu’il verrait son cœur déchiré en lambeaux par l’aveu que, cruellement inconsciente, elle allait lui faire. Et poussant l’oubli de soi jusqu’à la plus complète abnégation, il prit les devants et bravement, les larmes dans les yeux, mais un sourire stoïque aux lèvres, il dit:
– Tu l’aimes donc bien?
– Qui?
Il savait bien qu’il n’avait pas besoin de le nommer et qu’elle comprendrait quand même.
Et en effet, elle comprit tout de suite, et elle ne fut pas étonnée du tout qu’il sût, lui.
Seulement la question en soi la laissa toute désemparée. Évidemment elle ne s’était jamais interrogée elle-même, car elle écarta ses mains et, le regardant de ses yeux baignés de larmes, elle dit avec une naïveté touchante:
– Je ne sais pas!
Il eut une seconde d’espoir. Si elle ne savait pas elle-même, le mal n’était peut-être pas irréparable. À la longue, peut-être arriverait-il à la guérir et à la conquérir…
Espoir très fugitif. Tout de suite l’aveu détourné jaillit spontanément, douloureux dans sa cruauté involontaire:
– Je ne sais pas si je l’aime! Mais ceux qui le poursuivent avec tant d’acharnement et qui pour le vaincre, lui si courageux et si fort, ont dû l’attirer dans quelque odieux guet-apens et l’assassiner lâchement, ceux-là, je les déteste. Je les déteste et ce sont des assassins… des assassins maudits… oui, maudits.
Et en répétant ces mots avec colère, elle trépignait à coups de talons furieux, oubliant que c’était sur lui, Chico, qu’elle trépignait ainsi, ou, peut-être, s’en souciant fort peu puisqu’il lui appartenait et qu’elle pouvait le maltraiter à son gré.
Lui ne broncha pas. Il n’avait même pas senti les coups de talons pourtant violents. Elle aurait pu le fouler et l’écraser littéralement, il ne s’en serait pas aperçu davantage. Il était devenu livide. Une seule pensée subsistait en lui, qui le rendait insensible à la douleur physique:
«Elle déteste et maudit ceux qui l’ont attiré dans un guet-apens! Mais j’en suis, moi, de ceux-là!… Alors elle va me détester et me maudire aussi? Et si elle savait! Elle me cracherait au visage ce mot: «Assassin!» Elle me chasserait de sa présence… ce serait fini, il ne me resterait plus qu’à mourir. Mourir!…»
Et comme si ce mot avait un écho dans son esprit à elle, elle reprit en pleurant doucement:
– Je ne sais pas si je l’aime? Mais il me semble que je mourrai si je ne le vois plus.
Alors de la voir pleurer, de l’entendre dire qu’elle mourrait, comme un enfant, il se mit à pleurer tout doucement, lui aussi. Et en pleurant, sans savoir ce qu’il faisait, il baisait les petits pieds et les arrosait de ses larmes, et il répétait dans des sanglots convulsifs:
– Je ne veux pas que tu meures! Je ne veux pas!
Tout à coup, une idée lui traversa l’esprit. Il se mit debout, et:
– Écoute, petite maîtresse, dit-il avec tendresse, va te coucher et dors bien tranquillement. Moi je vais le chercher, et demain je te le ramènerai.
La femme qui aime ailleurs est toujours injuste et cruelle envers qui l’aime et qu’elle dédaigne. Tout lui est sujet à soupçons injurieux.
Au même instant, Juana fut debout aussi, et le saisissant au collet, l’œil étincelant, d’une voix dure qu’il ne lui connaissait pas:
– Tu sais quelque chose! cria-t-elle en le secouant rudement. C’est toi qui es venu le chercher, au fait. C’est toi qui l’as poussé à suivre don César. Qu’en a-t-on fait? Parle! mais parle donc, misérable!
Il gémit, sans essayer de se dégager:
– Tu me fais mal!
Honteuse, elle le lâcha.
– Je ne sais rien, Juana, je te le jure! dit-il très doucement. Si je suis venu le chercher, c’est pour l’amour de toi.
– C’est vrai, dit-elle, comment pourrais-tu savoir! Pour l’amour de moi, tu n’aurais pas voulu aider à le meurtrir. Je suis folle… pardonne-moi.
Et elle lui tendit sa main, comme une reine. Et lui, le bon chien fidèle, il saisit la main blanche qui venait de le rudoyer et la baisa tendrement.
Mais il avait déchaîné l’espoir en elle, et frémissante, impatiente:
– Que comptes-tu faire? dit-elle.
– Je ne sais pas. Mais si quelqu’un peut le sauver, je crois que c’est moi… Je suis si petit, je passe partout et on ne se méfie pas de moi. Je ne sais rien, ne me demande rien… Attends jusqu’à demain seulement. Tu peux bien faire cela pour moi.
Brusquement elle le prit dans ses bras, et le pressant sur son sein:
– Ah! mon Chico! mon cher Chico! si tu me le ramènes sauf, comme je t’aimerai! gémit-elle retournant sans le savoir le fer dans la plaie.
Il se dégagea doucement.
Qu’il baisât le bout de ses doigts, le bas de sa basquine ou la pointe de son soulier, Juana le laissait faire avec la complaisance d’une divinité se prêtant à l’adoration d’un fidèle. Quant elle était contente, elle lui tapotait les joues ou lui tirait doucement l’oreille. Parfois elle allait jusqu’à poser ses lèvres sur son front. C’était tout. Jamais elle ne l’avait serré dans ses bras comme elle venait de le faire.
Et ce baiser qui s’adressait à un autre, il le sentait bien, lui faisait mal.
– Je ferai ce que je pourrai, dit-il simplement. Espère. Me promets-tu d’aller te reposer?
– Je ne pourrai pas, dit-elle douloureusement. Je ne vis plus.
– Il le faut pourtant… Sans quoi demain, quand je le ramènerai, tu seras fatiguée et il te trouvera laide.
Et il souriait en disant cela, le malheureux!
Et elle eut la cruauté de dire:
– Tu as raison. Je vais me reposer. Je ne veux pas qu’il me trouve laide.
– Et quand il sera de retour, que feras-tu? Qu’espères-tu, Juana?
Elle tressaillit et pâlit affreusement.
Qu’espérait-elle, au fait?
Elle ne s’était pas posé cette question, la petite Juana. Elle avait vu le seigneur français si beau, si brave, si étincelant et si bon aussi. Son petit cœur vierge avait battu la chamade et elle l’avait laissé faire sans se rendre compte du danger qu’il lui faisait courir.
Mais devant la question si nette et si franche du Chico, elle voyait trop tard, l’énormité à quoi aboutissait son inconséquence. Son cœur se serra. Évidemment il ne pouvait être question d’union entre la fille d’un hôtelier comme elle et ce seigneur français, envoyé d’un roi – et quel roi! le roi de France – à un autre roi! C’eût été folie insigne que de s’arrêter un instant à pareille pensée.
Alors que pouvait-elle espérer?
Le Français avait-il seulement fait attention à elle? C’était un seigneur qui paraissait avoir à régler des entreprises autrement sérieuses et importantes. Évidemment elle n’existait pas pour lui, et s’il avait eu pour elle quelques paroles de banale galanterie, c’était par pure habileté sans doute, car il n’était pas fier et il était si bon. Mais de là à concevoir un espoir quelconque, quelle folie! Elle comprit que son amour ne pourrait jamais être qu’un amour humble et dédaigné… comme celui de Chico pour elle.
Son désespoir devant l’étendue de son malheur lui fit comprendre quelle devait être la douleur de Chico, placé vis-à-vis d’elle dans la même situation où elle était vis-à-vis de Pardaillan, et combien elle avait été cruelle, sans le savoir, envers lui. Et par un effort de volonté puissant, qui dénotait la bonté de son cœur, elle eut la force de sourire et de dire sur un ton mi-plaisant:
– Ramène-le vivant, c’est tout ce que je demande. Pour le reste, je sais bien, que je n’ai rien à espérer. Le sire de Pardaillan retournera dans son pays, et moi Je me consolerai et l’oublierai petit à petit.
Après s’être efforcée de réparer en partie le mal qu’elle avait fait, elle voulut faire plus encore, et avec cette hypocrisie particulière à la femme, peut-être sincère en réalité tant sa pitié pour le Chico était grande, elle ajouta:
– Tu me resteras, toi, mon Chico, et je t’aimerai bien, va… Nul ne le mérite plus que toi.
Cette espérance qu’elle lui donnait, sans y croire elle-même peut-être, lui mit la joie dans l’âme, et, pour achever de l’affoler, elle se pencha sur lui, posa chastement ses lèvres sur son front et dit en le poussant doucement dehors:
– Va, Chico. Fais ce que tu pourras. Moi, je vais tâcher de reposer un peu en t’attendant.