– Qu’est-ce encore?
– Vous m’aviez promis que la petite bohémienne ne serait pas livrée à don Almaran.
– Eh bien? fit Fausta en l’étudiant attentivement.
– Eh bien, je désire savoir si cette promesse tient toujours. Excusez-moi, madame, reprit Centurion avec une émotion étrange, je ne suis qu’un pauvre bachelier qui, sa vie durant, n’a fait que loger le diable dans sa bourse… C’est vous dire que les cinquante mille livres que je devrai à votre générosité représentent pour moi une fortune considérable, inouïe… Pourtant, cette fortune, je l’abandonnerais de grand cœur contre l’assurance que jamais la Giralda ne sera livrée à cette brute de Barba-Roja.
– Tu l’aimes donc bien? demanda Fausta de son air paisible.
Sans répondre, Centurion joignit les mains en une extase muette.
– Rassure-toi, dit lentement Fausta, jamais cette jeune fille ne sera par ma volonté, livrée à ton parent. Et maintenant, va.
Centurion se courba jusqu’à terre et s’élança au dehors, ivre de joie.
Fausta resta un long moment rêveuse, combinant dans sa tête les derniers détails du guet-apens qui devait enfin faire disparaître de sa vie cet obstacle vivant qui la faisait trébucher dans toutes ses entreprises et qui s’appelait Pardaillan.
Ayant tout réglé jusque dans les plus petits détails, elle se leva et sortit du cabinet. Dans le corridor où elle s’engagea, elle s’arrêta devant une porte, poussa un judas invisible et regarda par la petite fente.
Une jeune fille, blottie dans un large fauteuil, en une pose adorable de grâce et de charme, paraissait sommeiller doucement, la tête penchée sur son épaule.
Cette jeune fille, c’était Giralda.
– Elle dort, murmura Fausta, je la verrai tout à l’heure.
Doucement elle repoussa le judas et poursuivit sa route. Parvenue au bout du corridor, elle ouvrit la dernière porte qu’elle trouva à main droite et entra.
La pièce dans laquelle elle venait de pénétrer était située au rez-de-chaussée, un rez-de-chaussée surélevé comme un entresol.
C’était une espèce de boudoir très simple, éclairé par une fenêtre protégée par des volets de bois qui paraissaient en assez mauvais état.
Fausta frappa sur un timbre et donna un ordre au laquais qui se présenta aussitôt.
Celui-ci enleva tous les sièges qui garnissaient la pièce et repoussa du côté opposé à la fenêtre tous les meubles qui restaient en sorte que, lorsqu’il eut terminé sa besogne, il ne resta plus comme meubles qu’une petite table, un coffre et un cabinet placé dans une encoignure. En fait de siège, il ne resta qu’un large divan, sorte de lit de repos sur lequel s’amoncelaient des coussins de soie et de velours. Le divan était placé juste en face de la fenêtre en sorte qu’après cet agencement bizarre, une moitié de la pièce se trouva meublée et l’autre moitié, celle où était située la fenêtre, se trouva complètement dégarnie.
Toutes choses étant ainsi disposées suivant son idée, Fausta sortit, précédée du laquais portant un candélabre garni de cires allumées.
Le laquais, éclairant Fausta, parvint à une porte qu’il ouvrit et se trouva devant un escalier de pierre qui aboutissait aux caves. Le laquais descendit et, après maints détours, s’arrêta devant une porte de fer, qu’il ouvrit. Il posa son flambeau sur le seuil et se tint à l’écart, tandis que Fausta pénétrait dans un caveau, bas de plafond, sans aucune ouverture apparente autre que la porte, assez long, mais fort étroit, assez semblable comme forme à une baignoire de dimensions anormales. Les parois et le sol de ce caveau étaient recouverts de larges dalles de marbre blanc.
À la lueur tremblotante de son flambeau, Fausta inspecta ce lieu qui n’avait rien de sinistre. Elle alla prendre une cire au flambeau, la leva en l’air et étudia minutieusement le plafond. Puis, satisfaite sans doute de son inspection, elle remit la cire en place, revint au milieu du caveau, fouilla dans son sein et en sortit une boîte minuscule, dans laquelle elle prit une petite pastille.
Sa pastille à la main, elle songea:
«Ceci m’a été vendu par Magni. Magni est un homme à Espinosa. Il m’a trompée déjà en me donnant pour du poison ce qui n’était qu’un narcotique [20] . N’en sera-t-il pas de même avec cette pastille?… Peu importe après tout, mes précautions sont bien prises cette fois-ci… J’eusse voulu lui épargner une trop lente agonie, mais je n’ai plus le temps d’expérimenter ceci. Allons…»
Elle alla allumer le bout de la pastille à une des cires. Elle souffla légèrement pour activer la combustion et vint la déposer à terre, au milieu du caveau. De minces volutes d’une fumée bleuâtre et odoriférante s’échappèrent de la petite pastille qui se consumait lentement.
Fausta sortit alors. Le laquais s’approcha et ferma la porte à double tour.
– Vous irez jeter cette clé dans le fleuve, à l’instant, dit Fausta. Demain matin, à la première heure, vous ferez venir des maçons et vous ferez murer solidement cette porte.
Le laquais s’inclina en signe d’obéissance.
Et en remontant l’escalier, Fausta songeait:
«Qu’il vienne seulement… et rien ne pourra le sauver. Même pas moi… si j’en avais le désir.»
Et tandis que le laquais s’en allait docilement jeter la clé dans le Guadalquivir proche, Fausta se dirigea vers la chambre où dormait la Giralda, en murmurant:
– Allons styler la petite bohémienne.
Pendant que Fausta organise la mise en scène du guet-apens imaginé par elle, pendant que Centurion procède à l’exécution de ce guet-apens, Pardaillan devise paisiblement avec ses amis.
Les premiers moments du souper furent plutôt silencieux. Le chevalier avait surtout besoin de réparer ses forces et, ma foi, il s’en acquittait en conscience. Lorsque sa fringale fut un peu calmée, il demanda, entre deux bouchées, en s’adressant à don César:
– Comment se fait-il que vous vous soyez trouvé à point nommé dans cette rue?
– C’est très simple. M. de Cervantès et moi n’étions pas sans appréhensions au sujet de l’entrevue que vous deviez avoir avec le roi. Sans nous être concertés, nous nous trouvions ici vers midi, pensant vous y trouver. Ne vous voyant toujours pas revenir de l’Alcazar, nous y allâmes, espérant sinon vous y rencontrer, du moins y avoir des nouvelles qui nous eussent rassurés.
– Ah! fit Pardaillan en le regardant en face, vous vous êtes inquiétés de moi?… Qu’eussiez-vous fait si je ne fusse pas revenu?
– Je ne sais pas, monsieur, dit naïvement don César. Mais il est certain que nous ne fussions pas restés inactifs… Nous aurions cherché à pénétrer dans le palais.
– Nous serions entrés, assura Cervantès.
– Et alors? demanda Pardaillan, dont les yeux pétillaient de joyeuse malice.
– Alors il aurait bien fallu qu’on nous dît ce que vous étiez devenu… et dans le cas où on vous aurait arrêté, nous aurions cherché à vous délivrer… Nous aurions plutôt mis le feu au palais, n’est-ce pas, monsieur de Cervantès?
Cervantès opina gravement.
Pardaillan vida son verre d’un trait, ce qui était manière de se donner une contenance, et, avec cet air naïf et narquois qu’il prenait dans ses moments de bonne humeur… ou d’émotion, il dit:
– Mais, cher ami, j’eusse brûlé aussi, en ce cas.
– Oh! fit don César tout saisi, c’est vrai!… Je n’y avais point pensé.
– Et puis, quelle idée bizarre!… venir me chercher au palais, c’est la plus insigne folie que vous eussiez pu faire.
– Fallait-il donc vous abandonner? s’indigna le Torero.
– Je ne dis pas… Mais pénétrer au palais pour m’en tirer, diable!… grommela Pardaillan.
Et, s’adressant à Cervantès, il reprit:
– Dites-moi, mon cher, croyez-vous que je sois vivant ou mort?
Cervantès et don César échangèrent un regard furtif.
– Quelle question, fit Cervantès.
– Répondez toujours, insista Pardaillan en souriant.
– Il me semble que vous êtes bien vivant, que diable!… À preuve cette volaille que vous êtes en train de massacrer.
– Eh bien, c’est ce qui vous trompe, dit froidement Pardaillan. Je suis mort… ou plutôt je suis le mort-vivant… À telle enseigne que, dûment et proprement cloué entre quatre planches, j’ai assisté à mon propre office, ce matin, ensuite de quoi j’ai bel et bien été descendu dans la fosse… Qu’avez-vous donc, Juana, ma mignonne?
Cette question était motivée par le bris d’un flacon plein d’un vin généreux que Juana venait de laisser choir sur les dalles du patio au moment où le chevalier expliquait pourquoi et comment il était le mort-vivant.
– Oh! fit Juana, rouge sans doute de confusion pour sa maladresse, est-ce vrai ce que vous dites, monsieur le chevalier?