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– Quoi donc? mon enfant.

– Que vous avez été enterré vivant aujourd’hui?

– Aussi vrai, ma belle enfant, que vous allez être obligée de remplacer le flacon que vous venez de briser… et c’est vraiment dommage car cet excellent liquide est fait pour nous abreuver et nous donner des forces et non pour laver les dalles de cette cour.

– C’est horrible! frissonna Juana, qui, sous l’œil perspicace du chevalier, rougissait de plus en plus.

Cervantès et don César ne purent s’empêcher de frémir, et tandis que Cervantès murmurait:

– Affreux! en effet.

Don César demandait anxieusement:

– Et vous vous êtes tiré de là?

– Sans doute… puisque me voici.

– C’est donc cela que je vous ai vu si pâle? fit Cervantès.

– Dame, écoutez, cher ami, quand on est mort…

– Sainte mère de Dieu! marmotta Juana, en se signant.

– Ne tremblez donc pas ainsi, petite Juana. Si je suis mort, je suis aussi vivant… puisque je suis mort-vivant…

Devant cette explication effarante, donnée avec un air paisible, Juana jugea prudent de battre précipitamment en retraite et se réfugia dans la cuisine sans plus attendre, pendant que Cervantès, ému autant qu’intrigué, disait:

– Expliquez-vous, chevalier, je devine à votre air que vous venez d’échapper à quelque terrible aventure.

– Eh, morbleu! que voulez-vous que je vous dise de plus?… Après avoir passé par le caveau des morts-vivants où j’ai été mis en bière, un peu malgré moi, comme bien vous pensez, j’ai été porté en terre, et voilà!… Vous ne connaissez pas ce caveau des morts-vivants?… C’est une invention de M. d’Espinosa, que Dieu veuille me garder vivant jusqu’au jour où je lui aurai dit les quelques mots que j’ai à lui dire… Mais ce sont là histoires de l’autre monde… Versez-moi plutôt à boire et dites-moi, don César, comment vous êtes intervenu si fort à propos pour faire dévier le coup de poignard de Bussi-Leclerc.

– Diable d’homme! murmura Cervantès; ce n’est que par bribes qu’on peut lui arracher la vérité sur ses aventures.

Don César se contenta de répondre docilement:

– C’est comme je vous l’ai dit, monsieur, qu’étant inquiet, je ne pouvais tenir en place. Tandis que M. de Cervantès cherchait une combinaison qui nous permît de vous arracher aux griffes de l’inquisiteur, j’étais allé me mettre sur la porte extérieure du patio. C’est de là que j’ai vu s’élancer l’homme et que, n’ayant pas le temps de l’arrêter, j’ai crié pour vous avertir du danger.

Pardaillan parut s’absorber un instant dans la dégustation d’un flan savoureux. Tout à coup, redressant la tête:

– Mais, fit-il, je ne vois pas votre fiancée, la tant jolie Giralda.

– La Giralda a disparu depuis hier, monsieur.

Pardaillan posa brusquement son verre qu’il allait porter à ses lèvres et dit en scrutant le visage souriant du jeune homme:

– Ouais!… Vous dites cela d’un air bien paisible! Pour un amoureux, ce calme me surprend, je l’avoue.

– Ce n’est pas ce que vous croyez, monsieur, dit le Torero en continuant de son sourire. Vous savez, monsieur le chevalier, que la Giralda s’obstine à ne pas quitter l’Espagne.

– Ce n’est pas ce qu’elle fait de mieux, fit Pardaillan, et m’est avis que vous devriez l’exhorter à fuir au plus tôt. Croyez-moi, l’air de ce pays est mauvais pour vous comme pour elle.

– C’est ce que je me tue à lui dire, appuya Cervantès en haussant les épaules; mais les jeunes gens n’en font toujours qu’à leur tête.

– C’est que, dit gravement don César, il ne s’agit pas là d’un simple caprice de jeune femme, ainsi que vous paraissez le croire. La Giralda, comme moi, n’a jamais connu son père ni sa mère. Or, depuis quelque temps, elle a appris que ses parents sont vivants et elle croit être sur leurs traces.

Et avec un accent poignant:

– La douceur du foyer familial, le réconfort des caresses maternelles, apparaissent comme le suprême bonheur à ceux qui, comme nous, ne les ont jamais connus. Peut-être ont-ils été abandonnés volontairement, peut-être ces parents qu’ils désirent ardemment connaître sont-ils indignes et les repousseront haineusement… n’importe, ils cherchent quand même, quitte à se meurtrir le cœur… La Giralda cherche… et comment aurais-je le cœur de l’empêcher puisque, moi-même, je chercherais, comme elle… si je ne savais, hélas! que ceux dont je ne connais même pas le nom ne sont plus.

– Diable! fit Pardaillan, remué malgré lui, vous m’en direz tant… Mais pourquoi n’aidez-vous pas votre fiancée dans ses recherches?

– La Giralda est un peu sauvage, c’est une bohémienne, vous le savez – ou du moins elle fut élevée par des Bohémiens. Elle a ses idées et ses manières à elle; elle ne dit que ce qu’elle veut bien dire… même à moi… J’ai cru comprendre qu’elle a la conviction que ses recherches n’aboutiront pas si elle ne les fait elle-même. Quant à sa disparition, si elle ne m’inquiète pas autrement, c’est que plusieurs fois déjà elle a disparu ainsi. Je sais qu’elle suit une piste… Pourquoi l’entraver? Demain peut-être je la verrai revenir avec une déception de plus… et je m’efforcerai de la consoler.

Pardaillan se souvint qu’Espinosa lui avait proposé d’assassiner le Torero. Il se demanda si cette disparition de la bohémienne ne cachait pas un piège à l’adresse du fils de don Carlos.

– Êtes-vous bien sûr, dit-il, que la Giralda s’est absentée volontairement, et dans le but que vous venez d’indiquer? Êtes-vous sûr qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux?

– La Giralda m’a prévenu elle-même. Son absence devait durer un jour ou deux. Mais, ajouta don César avec un commencement d’inquiétude, que pensez-vous donc?

– Rien, dit Pardaillan, puisque votre fiancée vous a prévenu elle-même… Seulement, si demain matin vous ne l’avez pas revue, suivez mon conseil: venez me chercher sans perdre un instant et nous nous mettrons ensemble à sa recherche.

– Vous m’effrayez, monsieur!

– Ne vous émotionnez pas outre mesure, dit Pardaillan avec son flegme habituel, et attendons à demain.

Et changeant de sujet brusquement:

– Est-il vrai que vous prendrez part à la corrida?

– Oui, monsieur, dit don César, dans l’œil de qui passa comme un éclair sombre.

– Ne pourriez-vous vous abstenir d’y paraître?

– Impossible, monsieur, fit le Torero sur un ton tranchant.

Et comme pour s’excuser, il ajouta d’une voix qui résonna avec d’étranges vibrations:

– Le roi m’a fait le très grand honneur de m’ordonner d’y paraître… Sa Majesté a même poussé l’insistance jusqu’à envoyer à différentes reprises me rappeler qu’elle comptait absolument me voir dans l’arène… Vous voyez bien que je ne saurais me dérober.

– Ah! fit Pardaillan qui avait son idée. Est-il dans les usages de faire pareille démarche?

– Non pas, monsieur… Aussi bien l’honneur que me fait Sa Majesté n’en est que plus précieux, dit don César, d’une voix mordante.

Pardaillan le considéra une seconde droit dans les yeux et regarda Cervantès qui hochait la tête d’un air pensif. Puis se penchant par-dessus la table, à voix basse:

– Écoutez, dit-il, voici plusieurs fois que je remarque en vous une étrange émotion quand vous parlez du roi… Jureriez-vous que vous n’avez pas un sentiment contre S. M. Philippe?

– Non! fit nettement don César, je ne ferai pas un tel serment… Je hais cet homme! Je me suis juré qu’il ne mourrait que de ma main… et vous voyez que je sais respecter un serment.

Ceci fut dit d’une voix ardente, avec un accent auquel il n’y avait pas à se méprendre et avec une résolution farouche.

– Fatalité! murmura Cervantès en levant les mains au ciel, le grand-père et le petit-fils se veulent la malemort.

«Diable! pensa Pardaillan, voici qui n’est pas fait pour arranger les choses!»

Et tout haut:

– Et vous me dites, cela, à moi, que vous connaissez depuis quelques jours à peine!… J’admire votre confiance, si elle s’étend ainsi à tout le monde… seulement, s’il en est ainsi, je ne donnerais pas un maravédis de votre peau.

– Ne croyez pas que je sois homme à conter mes affaires à tout venant, dit vivement le Torero. J’ai été élevé dans une atmosphère de mystère et de trahison. À l’âge où l’on vit insouciant et heureux, je n’ai connu que malheurs et catastrophes, et j’ai dû errer dans les ganaderias ou dans les sierras en me cachant comme un criminel, ayant pour compagnon et pour maître un ganadero, que je croyais mon père, et qui était bien l’homme le plus taciturne et le plus soupçonneux que j’ai connu. J’ai donc appris à me méfier et à me taire. Je n’ai dit à personne, pas même à M. de Cervantès, qui est un ami éprouvé, ce que je viens de dire à vous que je connais depuis quelques jours à peine.

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