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Pardaillan prit son air de naïveté aiguë:

– Pourquoi à moi? dit-il.

– Le sais-je! fit don César avec un abandon juvénile. Est-ce la loyauté qui éclate sur votre visage? Est-ce la bonté que j’ai lue dans vos yeux si railleurs pourtant? Est-ce votre générosité ou votre éclatante bravoure? Il me semble que je vous connais depuis toujours. Un irrésistible penchant m’attire vers vous et j’éprouve ce sentiment fait de confiance, de respect et d’affection, tel que je n’en ai jamais éprouvé pour personne, tel qu’on le doit éprouver, me semble-t-il, pour un grand frère… Excusez-moi, monsieur, je vous ennuie peut-être, mais c’est la première fois que je me sens assez de confiance pour parler ainsi à cœur ouvert.

– Pauvre petit prince! murmura Pardaillan attendri pendant que Cervantès disait gravement:

– Les êtres de bonté et de loyauté pure, tels que vous, don César, sont des anormaux submergés par l’immense troupeau de fauves à deux pieds qu’on appelle des hommes, lequel, les considérant comme des monstres, les traquent sans trêve ni merci et les veut, à toute force, déchirer à belles dents. Il est juste qu’un instinct mystérieux et sûr guidant ces victimes de la férocité humaine, elles se reconnaissent entre elles, du premier coup d’œil, de sorte que les plus faibles se peuvent appuyer sur les plus forts. Ce qui fait que vous vous êtes senti à votre aise et en confiance avec M. de Pardaillan, que vous connaissez à peine, c’est que vous avez reconnu en lui un monstre comme vous, et comme, par une de ces exceptions comme il ne s’en produit que de loin en loin, celui-là est une force capable de tenir tête à la meute déchaînée, tout naturellement, sans savoir, par ce même instinct, vous ayez cherché à vous appuyer sur lui.

– Ce que vous dites là, ô poète, fit Pardaillan d’un air rêveur, me paraît assez juste. Seulement vous eussiez pu ajouter que vous-même, vous faites partie de cette honorable société de monstres destinés à être dévorés par le troupeau des fauves. Et, morbleu! cette société n’est pas si nombreuse que vous puissiez vous permettre de la diminuer d’un de ses membres qui a plus de valeur qu’il ne veut bien s’en accorder. Quant à vous, don César, je vous dirai que si j’ai appris, moi aussi, à me méfier, je sais par expérience combien il est pénible de vivre toujours concentré en soi-même. C’est pourquoi je vous dis: parlez mon enfant, déchargez votre cœur, vous en serez soulagé… sans compter que peut-être pourrons-nous vous venir en aide. Et d’abord, que savez-vous de votre famille?…

– Rien, monsieur… ou si peu. Je sais que mon père et ma mère sont morts et tout me porte à croire qu’ils étaient d’illustre famille.

– S’il en est ainsi, et c’est probable, dit Cervantès, ne regrettez pas trop cette famille. L’adversité, voyez-vous, forme des caractères de votre trempe et de la trempe du chevalier. Élevé au sein d’une famille riche, puissante, illustre, vous feriez probablement partie du troupeau de fauves dont nous parlions. Et cette famille que vous regrettez, pour une terre, pour un titre, pour un hochet, vous la combattriez peut-être en ennemi acharné. Ce qui vous apparaît comme un malheur, au fond est peut-être un grand bonheur.

– Peut-être, monsieur, j’avoue que je me suis dit à moi-même plus d’une fois ce que vous venez d’exprimer. Mais cela n’atténue ni mes regrets ni ma douleur.

– Comment avez-vous appris la mort de vos parents? demanda Pardaillan. Comment sont-ils morts? Êtes-vous bien sûr qu’on ne vous a pas trompé, volontairement ou non, sur ce point?

Le Torero secoua tristement la tête:

– Je tiens ces détails du ganadero qui m’a élevé, et je suis bien sûr qu’il ne m’a pas menti. Dans quel but, d’ailleurs? Il connaissait, dans tous ses détails, l’histoire de ma famille, et s’il n’a jamais consenti à me révéler certaines choses, comme le nom de mes parents, par exemple, c’est que, m’a-t-il souvent répété: «Le jour où votre existence sera connue, si vous ignorez tout de votre famille on vous laissera peut-être vivre. Mais si on soupçonne que vous connaissez votre nom, vous êtes un homme mort!»

– Comment cet homme, qui disait que la divulgation du secret de votre naissance vous serait mortelle, a-t-il pu consentir à vous dévoiler certains détails qu’il eût été plus humain de vous laisser ignorer?

– C’est que, dit gravement le Torero, il pensait que le premier devoir d’un fils est de venger la mort de ses parents. C’est pourquoi il m’a dit et répété que, peu de temps après ma naissance, mon père et ma mère sont morts de mort violente, assassinés par Philippe, roi d’Espagne… Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai dit et je répète que cet homme ne mourra que de ma main.

– Je comprends en effet, dit Pardaillan, qui cherchait ce qu’il pourrait dire ou faire pour détourner le jeune homme de ce meurtre qui lui paraissait monstrueux. Mais prenez garde! Qui vous dit que le roi soit responsable? Qui vous dit que, croyant venger les vôtres, vous ne commettrez pas vous-même un crime plus monstrueux que l’assassinat que vous reprochez au roi?

Don César considéra un moment Pardaillan en face, comme s’il eût voulu pénétrer le fond de sa pensée. Mais Pardaillan avait pris cette physionomie hermétique qui ne laissait rien paraître de ses sentiments réels. Ne parvenant pas à déchiffrer la vérité, le Torero eut un geste de colère et, d’une voix sourde, tremblante d’émotion contenue:

– La pensée qu’un homme tel que vous peut me croire capable d’un acte monstrueux m’est insupportable, dit-il. Je vais donc vous dire ce que je sais. Vous jugerez ensuite si j’ai le droit de venger les miens.

Le jeune homme se recueillit une seconde et, tout d’une traite, il débita:

– Mon père a été arrêté sur l’ordre du roi, enfermé dans un cachot, soumis à la torture et finalement mis à mort, sans jugement, par le seul bon plaisir du roi, comme vous dites en France. Ma mère a été enlevée, séquestrée dans un couvent où elle est morte, empoisonnée, quelques mois après son enlèvement… Mon père et ma mère avaient à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui. Moi-même, encore au berceau, je ne dus la vie qu’à la compassion d’un serviteur, lequel m’emporta et me cacha si bien qu’il parvint à me soustraire à l’implacable haine du royal bourreau de ma famille. Le bien de mes parents était considérable. Le roi, d’assassin qu’il était, se fit voleur et fit main-basse sur les richesses qui auraient dû me revenir.

Le fils de don Carlos s’interrompit un moment pour passer sa main sur son front moite. Et pendant que Pardaillan et Cervantès se regardaient consternés, il reprit d’une voix qui se faisait mordante et rude:

– Quel crime mon père avait-il donc commis? Était-ce quelque ennemi déclaré de la politique du roi? Était-ce quelque fauteur de troubles et de révoltes? Était-ce enfin quelque redoutable criminel complotant la mort de son roi?… Rien de tout cela… Mon père avait une femme qu’il adorait et qui le lui rendait bien: ma mère. Or, le roi se prit d’une passion violente pour la femme de son sujet… Habitué à voir ses courtisans s’abaisser jusqu’aux plus viles complaisances, le roi crut qu’il en serait de même cette fois-ci. Il eut l’impudence de faire connaître sa volonté, pensant que le mari se trouverait honoré de lui livrer sa femme… Il arriva qu’il se heurta à une résistance que ni prières, ni menaces ne purent faire fléchir. C’est alors que la jalousie l’exaltant jusqu’au crime, le larron d’honneur, le bandit couronné, fit arrêter celui qu’il considérait comme un rival heureux, le fit torturer par esprit de vengeance et finalement mettre à mort, pensant que, le mari trépassé, la femme céderait… Il arriva que cet odieux calcul fut déjoué par la fidélité de la femme à la mémoire de son mari lâchement assassiné… Alors l’amour du roi se mua en haine furieuse. Ne pouvant vaincre la résistance de ma mère, il la fit empoisonner. Sa haine sauvage s’étendit jusqu’à l’enfant de ses malheureuses victimes, et j’eusse aussi été assassiné si, comme je vous l’ai dit, je n’avais été enlevé et caché par un serviteur dévoué.

Don César se tut et demeura un long moment rêveur. Et Pardaillan, qui le considérait d’un air apitoyé, pensait:

«Pauvre diable!… Mais quel intérêt ce soi-disant serviteur dévoué a-t-il pu avoir à faire cet invraisemblable récit qui, par certains côtés, frôle si dangereusement l’effroyable vérité?»

Don César redressa sa tête fine et intelligente et dit:

– Pensez-vous toujours que venger la mort des miens serait un crime monstrueux?

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