Et Pardaillan, qui ne perdait pas un geste, pas un clin d’œil, admirait aussi Fausta, réellement superbe en son abandon dédaigneux.
– Superbe, divine comédienne, murmurait-il.
En même temps il plaignait les malheureux affolés par le sourire de Fausta.
– Pauvres bougres! qui sait dans quelle épouvantable aventure la diabolique enchanteresse va les lancer!
Enfin il songeait à don César:
«Voyons, voyons, je ne comprends plus, moi. Cervantès m’a assuré que le Torero était le fils de don Carlos. M. d’Espinosa m’a demandé, de façon fort claire, de l’assassiner. C’est donc que lui aussi le croit le fils de don Carlos. Et il doit être bien renseigné, je présume, ce bon M. d’Espinosa. Or le Torero est féru d’amour pour la Giralda, qui est bien la plus ravissante petite bohémienne que j’ai connue – à l’exception toutefois d’une certaine Violetta [21] , devenue une duchesse. Le Torero ne connaît pas Fausta, du moins pas que je sache. Il est bien décidé à épouser sa bohémienne de fiancée. Donc Mme Fausta ne peut devenir son épouse… à moins de faire de lui un bigame, action qui, aux yeux d’un païen tel que moi, n’aurait qu’une importance relative, mais qui, aux yeux de ce saint tribunal qu’on appelle le Saint-Office, passerai pour crime, lequel crime conduirait son auteur droit au bûcher. Serait-ce que don César, informé de son illustre naissance par la noble Fausta, dédaignerait maintenant sa bohémienne pour une princesse souveraine, et fabuleusement riche, comme disait ce duc de Castrana? Eh! eh! ces sortes de choses se sont vues! Un prince royal ne peut pas avoir la même conception de l’honneur qu’un obscur Torero. Serait-ce plutôt que Mme Fausta, que rien n’embarrasse et dont je connais le génie inventif, aurait découvert un deuxième fils de don Carlos qu’elle tiendrait dans sa main? Peut-être, morbleu! J’ai peine à croire à la félonie de don César! Le mieux est d’écouter. Mme Fausta va peut-être me renseigner elle-même.»
Le calme s’était rétabli dans l’assistance. Chacun avait regagné sa place, heureux et fier de la faveur que le hasard lui avait octroyée. Le duc de Castrana déclara:
– Seigneurs, notre bien-aimée souveraine consent à s’expliquer devant vous.
Ayant dit, il s’inclina devant Fausta et reprit sa place derrière son fauteuil. À cette annonce du duc, un silence religieux s’établit comme par enchantement.
Un instant, Fausta les tint sous le charme de son regard, et de sa voix harmonieuse, singulièrement prenante, elle dit:
– Vous êtes ici une élite. Non pas tant par la naissance, mais encore et surtout par l’intelligence et par le cœur, par l’indépendance de l’esprit et je dirai même, pour certains d’entre vous, par la science. Catholiques ou hérétiques – comme on dit couramment – vous êtes tous des croyants sincères et partant respectables. Mais vous êtes aussi animés d’un esprit de large tolérance. Et ceci constitue votre vrai crime. En effet, sous un gouvernement sain, honnête, indépendant, cette tolérance, cette indépendance d’esprit eussent fait de vous des hommes en vue, pour le bien de tous. Sous le sombre despotisme de cette institution justement anathématisée par des papes qui payèrent ce courage de leur vie, l’Inquisition, cet esprit a fait de vous des proscrits, déchus de leurs titres et de leur rang, ruinés, traqués, pourchassés comme des bêtes malfaisantes, avec la menace du bûcher éternellement suspendue sur vos têtes, jusqu’au jour où la main du bourreau s’appesantira sur vous pour la réaliser, cette menace.
Ici, une rumeur d’approbation. Fausta continua:
– Vous vous êtes souvenus que l’union fait la force, et lassés de l’effroyable tyrannie qui pèse sur les corps et sur les consciences, vous vous êtes cherchés, concertés et finalement associés. Vous avez résolu de vous soustraire au joug de fer. Ayant fait le sacrifice de votre vie, vous avez réuni vos efforts et vous vous êtes mis bravement à l’œuvre. Aujourd’hui, tous ici, vous êtes des chefs occultes. Chacun de vous présente une force de plusieurs centaines de combattants qui attendent un ordre. Le soulèvement populaire que vous dirigez est prêt qui doit aboutir à détacher de l’État l’Andalousie entière. Vous avez rêvé de faire de cette province un État indépendant dans lequel vous pourrez vivre en hommes libres, où chacun, pourvu qu’il ait le respect de la liberté d’autrui, le respect des lois que vous réviserez dans un sens plus humain et plus large, le respect des chefs librement acceptés, chacun sera libre de pratiquer telle croyance que ses pères lui ont inculquée ou que la raison lui aura fait adopter. Car il va de soi que, dans votre gouvernement, ce minotaure insatiable qui s’appelle l’Inquisition disparaît à tout jamais.
– Oui, crièrent plusieurs voix, qu’elle disparaisse à tout jamais, la maudite institution!
– Un État où la science, honorée, vaudra la naissance, où cette science sera accessible à tous et non à une infime minorité de prêtres et de moines soucieux avant tout de maintenir le peuple dans les ténèbres de l’ignorance afin de le diriger en maîtres absolus; un État enfin où les fonctions publiques iront, à part égale, au mérite, surgirait-il des plus basses classes de la société, et à la naissance.
– Honneur, bravoure, science, probité, arts, poésie, valent bien noblesse, déclama une voix vibrante d’enthousiasme.
– Nous sommes tous de cet avis, dit froidement Fausta.
Elle prit un temps, comme si elle eût voulu laisser à l’assemblée le loisir de manifester son sentiment sur cette interruption. Personne ne parla. Nul ne broncha. Tous les visages demeurèrent hermétiques.
Fausta eut un imperceptible sourire. Elle continua:
– Vous avez eu connaissance de la naissance mystérieuse d’un fils de don Carlos, par conséquent d’un petit-fils du despote sanguinaire sous la rude poigne duquel l’Espagne, lentement, agonise. Vous avez pensé à faire de ce fils de l’infant Carlos, votre chef suprême, espérant que Philippe accepterait le démembrement de ses États en faveur de son petit-fils. C’est bien cela, n’est-ce pas?
Directement interrogés, les auditeurs répondirent affirmativement.
– Eh bien, reprit Fausta sur un ton tranchant, vous vous êtes trompés, gravement trompés, insista-t-elle.
Des rumeurs, des protestations éclatèrent un peu partout.
– Pourquoi? crièrent plusieurs au milieu du tumulte.
Impassible, Fausta attendit sans faire un geste, n’essayant pas de dominer le bruit. Lorsque le brouhaha se fut apaisé:
– Jamais, reprit-elle froidement, jamais, vous entendez, l’orgueil de Philippe ne consentira un tel démembrement.
– On ne lui demandera pas son consentement, expliqua quelqu’un. Le moment venu, nous serons assez forts pour imposer nos volontés.
– Philippe ne cédera qu’à la force, nous sommes d’accord sur ce point. Et j’admets volontiers que vous aurez cette force. Mais après, que ferez-vous?
– Nous serons libres chez nous!
– Pas pour longtemps, dit nettement Fausta. Vous vous leurrez d’une illusion singulièrement dangereuse pour l’avenir de votre entreprise, dangereuse pour la sécurité de vos personnes. Même vainqueurs, vos jours seront comptés, à vous tous ici présents, chefs connus et avérés du mouvement.
Et avec plus de force encore:
– Il faudrait bien peu connaître le caractère intraitable du roi pour supposer que, même vaincu, il acceptera sa défaite avec résignation. Vaincu, le roi cédera. C’est entendu. Mais tenez pour assuré que, dès le premier jour, il préparera dans l’ombre sa revanche et qu’elle sera implacable. Votre victoire sera le produit d’une surprise. Trop de forces resteront entre les mains du roi. Il ne lui faudra pas longtemps pour les rassembler. Alors il envahira votre État naissant, de tous les côtés à la fois, et mettra l’Andalousie à feu et à sang. Il n’aura pas grand-peine à vous écraser. Dans ce coin de terre, qui représente à peine le dixième du territoire que vous aurez laissé à Philippe, ce coin de terre encerclé de toutes parts, quelle résistance sérieuse pourrez-vous opposer à un ennemi dix fois supérieur? Vous n’aurez même pas la suprême ressource de chercher le salut sur mer, car vous serez bloqués par la flotte de Philippe qui paralysera votre négoce, vous affamera, et enfin vous barrera la route à coups de canon si vous cherchez à fuir. Votre succès aura été éphémère. Votre entreprise est mort-née.
Pardaillan, devant son trou, songeait:
«Toujours très forte, Fausta! Quel dommage qu’elle soit pétrie de méchanceté! Ces naïfs conspirateurs n’ont pas, à eux tous, le demi-quart de la netteté de vues de cette femme. Mordieu! comme elle vous a balayé leurs illusions en quelques mots! Les voilà tout pantois!»
Et avec un sourire malicieux qu’il ne put réprimer:
«C’est égal, avoir connu Fausta papesse, chef occulte de la Ligue, poursuivant avec une ardeur inlassable l’extermination de l’hérésie, et la voir pactisant avec des hérétiques, l’entendre stigmatiser en termes indignés les horreurs de l’Inquisition, l’entendre parler sérieusement de tolérance, de liberté, d’indépendance, d’égalité, que sais-je encore? voici, certes, qui n’est point banal. Ah! l’ambition est une belle chose! J’admire avec quelle désinvolture elle amène une créature humaine à brûler ce qu’elle a adoré pour adorer ce qu’elle a brûlé.»