– Je prends acte de vos engagements, dit-elle gravement quand le silence se fut rétabli. Nous sommes en présence de deux faits primordiaux: premièrement l’assassinat projeté de votre chef. Si nous voulons, pour la grandeur de ce pays, qu’il monte sur le trône, il faut nécessairement qu’il vive. Il vivra donc. Nous le sauverons, car – retenez bien ceci: lui seul peut succéder légitimement à l’actuel roi – dussions-nous périr jusqu’au dernier, lui sera sauvé. Comment? C’est un point que nous réglerons tout à l’heure.
«Secondement, la disparition de Philippe. Ceci est l’affaire d’un plan que j’ai établi et que je vous soumettrai en temps utile, plan dont je garantis la réussite et dont l’exécution nécessitera l’intervention d’un très petit nombre d’hommes. Si vous êtes, comme je le crois, des hommes de valeur et de courage, dix d’entre vous suffiront pour enlever le roi. Une fois en notre pouvoir, le reste me regarde.
Ici, nombreuses protestations de dévouement, offres spontanées de volontaires décidés à entreprendre l’expédition. Fausta remercia d’un sourire et continua:
– Ces deux points réglés, il ne reste plus qu’à faciliter l’accès du trône au roi de votre choix. Et tout d’abord, afin qu’il n’y ait point de malentendu, je jure ici, en son nom et au mien, de remplir fidèlement et scrupuleusement les conditions que vous aurez posées. Établissez vos demandes par écrit, messieurs, établissez-les, comme de juste, en vue du bien général. Puis du général, passez au particulier. Ne craignez pas de trop demander pour vous et vos amis. Nous souscrivons d’avance à vos demandes.
C’était lâcher les chiens à la curée. De telles paroles ne pouvaient passer sans soulever une légitime joie; elles ne pouvaient passer sans être saluées de vivats frénétiques.
Quand vous jetez un os à un chien, il grogne de plaisir, quitte à gronder et à montrer les crocs si vous essayez de le lui reprendre. Fausta ne jetait même pas l’os. Elle se contentait de le promettre. Le chien, qui n’est qu’une bête, attend qu’on lui ait donné l’os pour manifester sa joie. L’homme, qui est un être supérieur, se contente de la promesse, et sa joie n’en est pas moins bruyante. Donc les paroles de Fausta furent saluées de: «Vive la reine! Vive le roi!» bien nourris.
Si Fausta était restée dans le vague de promesses imprécises, elle n’ignorait pas qu’un point capital existait sur lequel tous se montreraient férocement intransigeants: la suppression de l’Inquisition. Éviter d’en parler eût été dangereux. Un esprit supérieur comme celui de Fausta ne pouvait pas ne pas comprendre toute l’importance d’une pareille question.
Aussi sur ce point elle se montra très catégorique.
– D’ores et déjà, dit-elle, nous jurons que le premier devoir de votre roi sera de supprimer les tribunaux de l’Inquisition.
Ayant déblayé le terrain et semé l’allégresse parmi ses auditeurs, elle put revenir à ce qui l’intéressait directement: la réalisation de ses projet personnels, avec la certitude d’être approuvée et secondée par tous.
Elle reprit donc avec assurance:
– Vous avez cherché un chef qui fit vos idées siennes et vous l’avez trouvé. Je tiens à vous prouver que celui que vous avez choisi peut seul devenir roi et être accepté comme tel et de la noblesse, et du clergé, et du peuple. Accepté sans discussion, sans conteste, sans lutte, accepté avec joie, acclamé. Ceci, messieurs, est d’une importance capitale. Ne croyez pas que la lutte m’effraye. Ai-je l’air d’une femme qui recule? Non! Mais imposer un roi par la force est toujours une entreprise scabreuse. Sans compter que ce n’est pas toujours le droit qui triomphe.
Elle respira un instant et reprit avec plus de force, avec une sorte d’exaltation mystique et sur un ton prophétique qui produisit une impression profonde sur ses auditeurs, déjà captivés:
– Dans le choix que vous avez fait, je vois la main de Dieu. Notre cause triomphera, j’en ai la ferme conviction, car il ne s’agit pas ici de renverser une dynastie, de soutenir et de pousser un usurpateur. Non, et c’est ici que je vois la main de Dieu. Il s’agit d’une succession régulière, normale, et, je vous l’ai déjà dit, légitime. Une légitimité incontestable et qui ne sera pas contestée, j’en réponds.
Le sentiment qui dominait maintenant était la curiosité poussée à son plus haut point.
Pardaillan lui-même se disait:
«Voilà qui est particulier. Comment cette géniale intrigante va-t-elle s’y prendre pour justifier et légitimer, comme elle dit, ce qui apparaîtrait aux yeux de tout homme sensé et non prévenu comme une belle et bonne usurpation?»
Fausta continuait, au milieu d’un silence religieux:
– Notre futur roi est sauvé. J’en réponds. Le roi actuel est pris, avec votre aide, j’en fais mon affaire. Pris, il disparaît, et tenez, ayons le courage d’appeler les choses par leur nom: le roi actuel meurt, le roi est mort. La succession royale est ouverte. Qui succède au roi Philippe? Qui lui succède de droit?
– L’infant Philippe! lança quelqu’un.
– Non! cria triomphalement Fausta. Voilà où est votre erreur: confondre un homme, un nom, avec un principe. Le successeur de droit, le successeur légitime, c’est le fils aîné du roi défunt! Or, le fils aîné du roi, ce n’est pas cet enfant que des prêtres façonnent déjà pour en faire un instrument docile entre leurs mains. Le véritable aîné, le véritable infant, c’est celui que vous avez choisi, celui qui a été élevé à l’école du malheur, celui qui pense comme vous parce qu’il a souffert autant et plus que vous, celui qui sera le roi de vos rêves. C’est celui que vous dites fils du défunt infant Carlos et que je dis, moi, fils aîné et successeur de son père Philippe II. C’est celui-là qui sera de droit roi de toutes les Espagnes, roi de Portugal, souverain des Pays-Bas, empereur des Indes, sous le nom de Charles, sixième du nom.
«Ouf! railla Pardaillan, que de titres! Je comprends maintenant que Mme Fausta se soit soudainement férue d’amour pour l’homme assez fortuné – ou assez malheureux – pour accumuler sur sa tête autant de titres pompeux! Princesse, souveraine, reine, impératrice, malepeste! à défaut d’une tiare, c’est un pis-aller assez convenable. Mais si je comprends pourquoi elle a renoncé à ses idées intransigeantes d’autrefois pour devenir très libérale, puisque cette conversation à rebours doit lui rapporter tant de couronnes, je ne comprends pas, en revanche, comment elle s’y prendra pour changer un grand-père en père. Bien qu’il ne s’agisse en somme que de la suppression d’un mot.»
Cette question était précisément dans l’esprit de tous les conjurés. L’assurance avec laquelle parlait cette femme mystérieuse les impressionnait et les troublait étrangement. Ils ne doutaient pas qu’elle n’arrivât à fournir les preuves de son extraordinaire argumentation. Mais ils étaient impatients de savoir comment elle s’y prendrait et aussi de savoir si ces preuves seraient de force à convaincre les incrédules et les récalcitrants. Dame, on en rencontre toujours.
Aussi quelques-uns se hâtèrent de poser la question tout haut.
Sans hésiter, très sûre d’elle-même, Fausta répondit:
– Il y a parmi vous des gentilshommes qui ont occupé des charges importantes à la cour. C’est à eux que je m’adresse plus particulièrement, et je leur demande: Avez-vous entendu dire que la reine Isabelle, morte voici vingt ans et plus, ait été répudiée par le roi son époux? Non, n’est-ce pas? Avez-vous eu connaissance d’un acte quelconque la déclarant indigne? Non, encore non. Y eut-il jamais une accusation d’adultère portée contre elle? Non, toujours non. Élisabeth de Valois, épouse de Philippe, reine d’Espagne sous le nom de dona Isabelle, a vécu et est morte reine d’Espagne, elle a été enterrée avec les honneurs royaux. Jamais le roi Philippe n’a élevé la voix contre son épouse. Toujours, au contraire, il a rendu un public hommage aux vertus de celle qu’il appelait une épouse fidèle et soumise. Ceci est connu de tous. Une foule de personnages, dont la loyauté ne peut être suspectée, en témoigneraient au besoin. Le roi, lui-même n’oserait démentir ce qu’il a affirmé durant de longues années, en toutes circonstances, devant toute sa cour, savoir: la fidélité de son épouse. Ce que je dis là est-il vrai?
– Nous attestons! dirent spontanément quelques seigneurs.
Fausta approuva d’un signe de tête et reprit:
– Donc la loyauté, la fidélité, l’honneur de la reine défunte est inattaquable. Ceci est incontestable et, croyez-moi, nul n’osera le contester. Et maintenant, je vous le demande, de qui est fils celui que nous voulons proclamer sous le nom de Charles?
– De l’infant Carlos et de la reine Isabelle, cria une voix perdue dans la foule.
– Calomnie odieuse et sacrilège! Crime de lèse-majesté! tonna Fausta indignée.
Et à demi redressée, les poings crispés sur les bras de son fauteuil, l’œil fulgurant, avec une violence qui fit passer le frisson de la malemort sur plus d’une nuque:
– Le blasphémateur qui, sous une influence diabolique, oserait salir d’une aussi vile et basse accusation la mémoire vénérée de la défunte reine, mériterait d’avoir la langue arrachée, d’être démembré vif, lambeau par lambeau, et sa charogne, indigne de sépulture, jetée en pâture aux pourceaux!
Pardaillan sourit.