En effet, ce n’était plus ici le jour tamisé d’un intérieur, c’était la lumière pleine, éclatante, qui pénétrait par là. Le tout était d’arriver jusque là. Pour ce faire, Pardaillan chercha autour de lui, ce qu’il n’avait pas encore fait jusque-là, suffoqué qu’il était par la joie de revoir le ciel et la lumière.
– Oh! diable! fit-il en reculant, ce n’est pas gai!
Effectivement, ce n’était pas gai: il était dans un caveau mortuaire.
Il murmura:
– Lieu de sépulture provisoire!…
Surmontant sa répugnance, il se livra à un examen attentif de sa nouvelle prison.
Sur sa gauche se dressaient trois cases garnies toutes les trois de cercueils en plomb.
Sur sa droite, il y avait aussi trois cases, mais une seule, celle du bas, était garnie. Les deux autres béaient, attendant le dépôt funèbre qui devait leur être confié provisoirement.
Mais ce qu’il y avait de bizarre, c’est que ces cases, au lieu d’être en maçonnerie, comme cela se pratique généralement, étaient en bois de chêne massif et lourd.
Pardaillan ne s’attarda pas à ce détail. Il eut un rire silencieux et, désignant les deux cases vides:
– Pardieu! Voilà une échelle toute trouvée pour atteindre cette lucarne.
Sans hésiter, il posa le pied sur le cercueil du bas et se hissa jusqu’à la case du haut où il dut s’allonger tout de son long sur le ventre.
«Ça n’est pas précisément drôle, mais enfin, je n’ai pas le choix et ce n’est vraiment pas le moment de faire la petite bouche, pensa-t-il.»
L’œil-de-bœuf était coupé par deux barreaux en croix. Pardaillan sortit la tête entre les barreaux et regarda. La vue donnait sur des jardins. Il mesura de l’œil la hauteur et eut un sourire:
– Un saut insignifiant.
À droite de la lucarne, un mur. Non loin, deux fenêtres ogivales garnies de vitraux de couleurs à sujets religieux.
«La chapelle du palais! pensa Pardaillan. Aux barreaux, maintenant!»
Il se recula, se tassa le plus qu’il pût pour allonger le bras et tâter les barreaux.
– Ils sont en bois!
Et il se mit à rire de bon cœur. Cette fois il était bien définitivement sauvé. Briser ce frêle obstacle, se laisser glisser, franchir le mur qu’il voyait là-bas, tout cela ne serait qu’un jeu pour lui.
– Mordieu! soupira-t-il, la vie paraît bonne quand on a vu la mort de si près.
Il était maintenant plein de joie, de force et de courage. Sa délivrance lui paraissait assurée, certaine, et il se voyait racontant cette fantastique aventure à son ami Cervantès, qui ne manquerait pas de lui jeter à la tête son éternel don Quichotte. Il voyait le fin visage de don César, pour qui il s’était pris d’affection, suivre anxieusement toutes les phases de son récit. Il voyait encore la mignonne et tant jolie Giralda le regarder avec ses grands yeux apitoyés, en se pressant avec effroi contre son amant.
Et il souriait en évoquant le tableau.
Cependant, il s’agissait maintenant de briser l’obstacle, qui ne résisterait pas longtemps à sa poigne vigoureuse, malgré que sa position ne fût pas pour lui faciliter la besogne.
Déjà il avait saisi le barreau à pleines mains et tirait de toutes ses forces, lorsqu’il sentait que quelque chose montait doucement sous lui, pesait sur sa gorge.
Il râla:
– Oh là! Qu’est ceci! j’étrangle!… et il rentra précipitamment la tête.
Au même instant ce quelque chose passa brusquement à un pouce de son visage. Il entendit un bruit sec, comme celui d’un couvercle qui se rabat, et il fut plongé dans une obscurité complète.
Il projeta vivement ses jambes à gauche pour descendre.
Horreur!
Sa jambe heurta violemment une cloison.
Il voulut reculer, se soulever… Partout, il se heurtait à du bois dur comme du fer… Il se sentait pressé dans des cloisons épaisses et solides, basses et étroites, dans lesquelles il respirait péniblement, serré de toutes parts.
Pardaillan était enfermé vivant dans un cercueil.
Il eut un soupir atroce et ferma les yeux en songeant: «Voilà donc la surprise que me ménageait Espinosa! Voici donc le piège final qu’il me tendait et dans lequel j’ai donné tête baissée comme un étourneau!»
Alors le cercueil pivota lentement sur lui-même et lorsqu’il s’immobilisa, une multitude de petites lumières scintillèrent soudain devant ses yeux éblouis.
Refoulant à force de volonté l’épouvante qui l’agrippait, Pardaillan chercha d’où venaient ces lumières.
Il vit qu’un petit judas ouvert était ménagé dans l’intérieur de sa boîte, à hauteur du visage.
– M. d’Espinosa veut que je voie et que j’entende… Soit, regardons et écoutons.
Et Pardaillan regarda.
Et voici ce qu’il vit:
L’intérieur désert de la chapelle. Le chœur brillamment éclairé. Au milieu de l’allée centrale un catafalque autour duquel brûlaient huit cierges.
Avec cette intuition qui lui était particulière, Pardaillan devina que ce catafalque lui était destiné et qu’on allait porter là son cercueil.
Quatre moines taillés en athlètes surgirent de l’ombre et s’approchèrent du cercueil. Et voici ce que Pardaillan entendit:
– On va donc célébrer l’office des morts?
– Oui, mon frère.
– Pour qui?
– Pour celui qui est dans ce cercueil.
– L’homme qui a passé par la chambre de torture?
– La chambre de torture, vous le savez, mon frère, n’est qu’un épouvantail destiné à attirer le condamné dans le caveau des morts vivants.
Au même instant une cloche se mit à sonner le glas. La porte de la chapelle du roi s’ouvrit à deux battants, et une longue théorie de moines, recouverts de cagoules blanches, tenant d’énormes cierges en main, entra, et d’un pas lent et solennel, en silence, vint se ranger devant l’autel.
Derrière les moines à cagoules blanches, d’autres moines à cagoules noires, puis d’autres encore à cagoules jaunes.
Puis le bourreau, seul, tout rouge, qui vint se placer devant le catafalque.
Derrière le bourreau, des moines encore, recouverts de cagoules de toutes les couleurs, qui vinrent se ranger autour du catafalque jusqu’à ce que la petite chapelle fut pleine.
Un prêtre, revêtu des habits sacerdotaux de deuil, monta à l’autel, flanqué de ses desservants et de ses enfants de cœur.
Les mugissements de l’orgue se déchaînèrent, se répandirent en volutes sonores sous les voûtes de la royale chapelle qu’ils emplirent d’une musique tour à tour plaintive et menaçante.
Alors les moines rassemblés là, en un chœur formidable, entonnèrent le De Profundis.
Et l’office des morts commença.
Pardaillan, fou d’horreur, glacé d’épouvante, secoué du frisson mortel, Pardaillan, vivant, dut assister à son propre office des morts.
Il se raidit, se débattit, hurla, frappa des pieds et des poings les parois de son étroite prison.
Mais les sons de l’orgue couvrirent ses appels désespérés. Mais lorsqu’il frappait plus fort, les moines, impassibles, mugissaient:
– Miserere nobis… Dies iræ! Dies illa!
Et quand cet interminable office prit fin, les moines se retirèrent comme ils étaient venus: en procession lente et solennelle. Les desservants éteignirent les cierges de l’autel. Tout retomba dans le silence et la pénombre. Enfin, autour du catafalque, faiblement éclairé par quelques lampes d’argent qui tombaient de la voûte, il n’y eut plus que les quatre moines porteurs… Tout n’était pas fini encore…
Pardaillan sentit ses cheveux se hérisser et un frisson d’horreur le parcourut de la nuque aux talons quand il entendit un de ces moines demander, avec une indifférence placide:
– La fosse de ce malheureux est-elle creusée?
– Il y a plus d’une heure qu’elle est prête.
– Alors dépêchons-nous de le porter en terre, car voici qu’il est l’heure de souper.
Et Pardaillan sentit qu’on le soulevait, qu’on l’emportait.
Alors, rassemblant toutes ses forces, la bouche collée contre le judas, il cria:
– Mais je suis vivant!… Sacripants, vous n’allez pas m’enterrer vivant!…
Comme s’ils eussent été sourds, les quatre sinistres porteurs continuèrent imperturbablement leur route, le cahotant abominablement, n’apportant aucune précaution dans l’accomplissement de leur funèbre et abominable besogne, uniquement préoccupés qu’ils étaient de se rendre au plus vite au réfectoire.