– À la bonne heure, mordieu! Ici, on respire, on y voit, on n’a pas à lutter avec les immondes bêtes qui m’assaillent en bas. Tête et ventre! il fait bon vivre. Quand je pense que tout à l’heure je me morigénais parce que j’avais eu assez de bon sens pour ne pas affronter la mousquetade des chiens enragés qui me barraient la route! Ce que c’est que de nous, et comme un peu d’air et de lumière suffit pour vous ramener à une plus juste appréciation des choses!
Ayant ainsi philosophé, il étudia les lieux avec sa promptitude et sa sûreté habituelles. Alors il pâlit et murmura:
– Ah! ah! me voici donc acculé en cette fameuse salle de torture qui doit être pour moi la fin de tout! Par le nombril du pape! M. d’Espinosa avait décidé que j’y pénétrerais, et m’y voici en effet.
Sa physionomie prit cette expression hermétique et glaciale qu’elle avait au moment de l’action; ses lèvres eurent cet imperceptible sourire comme saupoudré de raillerie, et de son œil froid il étudia plus minutieusement ce lieu patibulaire.
La salle était relativement propre. Jusqu’à hauteur d’homme les murs étaient revêtus de plaques de marbre blanc, elle était dallée du même marbre blanc, et de nombreuses rigoles, qui la sillonnaient dans tous les sens, servaient à l’écoulement du sang des malheureux sur qui la main de l’inquisiteur s’était appesantie.
Il y avait là, pendus à des crochets, posés à terre ou sur des tablettes, une collection complète de tous les instruments de torture en usage – et Dieu sait si l’époque était féconde en inventions de ce genre! Il y en avait même d’inédits. Pinces, tenailles, masses de fer, couteaux, haches de toutes dimensions et de toutes formes, réchauds, paquets de cordes, instruments bizarres et inconnus, tous les sinistres outils que l’imagination en délire de tortionnaires enragés de souffrances lentes, longues et raffinées, avait pu concevoir, se trouvaient là, rangés méthodiquement et soigneusement entretenus.’
Après avoir jeté un coup d’œil sur ces divers instruments, se demandant lequel lui était destiné, Pardaillan fit le tour de la salle.
L’escalier par lequel il avait pénétré là, aboutissait de plain-pied à la salle. Il n’y avait pas de porte. C’était comme un trou noir qui se perdait dans la nuit opaque.
Presque en face de ce trou, trois marches et une porte bardée de fer, renforcée de clous énormes, défendue par une serrure et deux verrous de dimensions extraordinaires.
Si cette porte se fût trouvée devant Pardaillan au cours de sa fuite éperdue, il n’eût pas manqué d’aller à elle, avec la quasi-certitude de la trouver ouverte.
Mais Pardaillan était logique. Il savait qu’il devait aboutir là, il savait que cette salle d’horreur était le terme où il devait trouver la mort. Comment? Par quel moyen? Il n’en savait rien. Mais il l’avait dit lui-même: là était la fin de tout pour lui. Pardaillan était donc certain que cette porte était bien et dûment cadenassée, et qu’essayer de l’ébranler serait peine inutile. Par là sans doute viendraient le bourreau et ses aides, et qui sait? peut-être aussi Espinosa, désireux d’assister à son agonie.
Pardaillan haussa les épaules et dédaigna d’approcher la porte, de la visiter soigneusement. À quoi bon user ses forces en efforts superflus? Sans doute tout à l’heure il aurait besoin de toute sa vigueur pour tenir tête aux assassins.
Instruit par l’expérience, il marchait en sondant le terrain, craignant une surprise ou quelque coup de traîtrise que les machinations fantastiques dont il était la victime lui faisaient une nécessité de prévoir et de redouter.
Il choisit dans le tas une lourde masse de fer garnie de pointes acérées; il prit en outre un couteau à lame courte et large – ceci pour le cas où sa dague et sa rapière viendraient à se briser dans le choc qu’il devinait imminent.
Il saisit un escabeau de chêne massif qui servait sans doute au bourreau, le traîna dans un angle, et la rapière au poing, la dague et le couteau à la ceinture, la masse à portée de la main, il s’assit et attendit en établissant lui-même la situation:
– Ainsi, on ne pourra m’attaquer que de front!… À moins que ces murs ne s’écartent d’eux-mêmes pour permettre de m’assaillir par derrière. Ainsi du moins je puis me reposer un instant… si on m’en laisse le temps.
Combien de temps resta-t-il ainsi? Des heures peut-être. Tant qu’il avait marché, le feu de l’action, le mouvement, l’inquiétude et l’angoisse l’avaient empêché de songer à la faim. Maintenant qu’il était immobile et relativement tranquille, elle se faisait impérieusement sentir. Sans doute aussi avait-il la fièvre, car une soif ardente le dévorait et le faisait cruellement souffrir.
Il n’osait pas se déplacer, n’osait rien entreprendre, paralysé par la crainte d’être saisi par derrière au moment où il s’y attendrait le moins, et ses paupières lourdes s’abaissaient malgré lui et il lui fallait faire des efforts énergiques pour résister au sommeil qui l’envahissait.
Alors, pour la première fois, cette pensée atroce lui vint que peut-être Espinosa avait conçu cette idée vraiment diabolique de le laisser mourir de faim et de soif. Cette pensée lui donna le frisson de la male mort et il fut aussitôt sur pied en grondant:
– Par Pilate et Barrabas! il ne sera pas dit que j’aurai attendu stupidement la mort sans rien tenter pour l’éviter… Cherchons, mordiable! cherchons!…
Invinciblement, ses yeux se portaient sur la porte, dont l’aspect formidable l’avait tout d’abord rebuté, et il formula sa pensée à haute voix:
– Qui me dit qu’elle est fermée?… Pourquoi ne pas s’en assurer?
Et en parlant il franchissait les trois marches, il était sur la porte. Les lourds verrous, soigneusement huilés, glissèrent facilement et sans bruit.
Le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine; il examina la serrure. Elle était fermée et bien fermée. Il voyait le pêne épais et massif bien engagé dans la gâche.
Il tira vigoureusement à lui: la porte résista. Elle ne fut même pas ébranlée.
Alors il lâcha la serrure pour examiner le chambranle et la gâche. Il étouffa un cri de joie.
Cette gâche était maintenue par deux vis à grosses têtes rondes. La dévisser n’était qu’un jeu; les instruments ne manquaient pas dans la chambre pour mener à bien cette opération.
Il eut tôt fait de trouver une lame qui lui servit de tournevis, et tout en travaillant il se disait: «Triple brute que je suis! si j’avais visité de suite cette porte, je serais maintenant hors d’ici!… Mais aussi, comment me douter…»
Et avec un rire silencieux: «Pardieu! j’y suis!… les gens qu’on amène ici sont généralement enchaînés et escortés de gardes… sans cela on n’aurait pas commis l’imprudence de placer aussi maladroitement cette serrure… Espinosa a oublié ce détail… il a oublié que j’ai les mains libres… aussi, j’en profite.»
En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, les deux vis étaient arrachées. Au moment de tirer la porte à lui, il s’arrêta, la sueur de l’angoisse au front, et murmura:
– Et si elle est maintenue par des verrous extérieurs?…
Mais se secouant furieusement, il saisit à deux mains l’énorme serrure et tira à lui: la gâche tomba sur les marches, la porte s’ouvrit.
Pardaillan s’élança avec un rugissement de joie délirante. Il respira à pleins poumons. Il ne doutait pas qu’il fût sauvé maintenant.
En effet, il l’avait entendu, Espinosa voulait le forcer à entrer dans la chambre de torture; là tout devait être fini. Or, pour une cause qu’il ignorait, nul n’était intervenu, ou peut-être Espinosa avait-il réellement pensé à le laisser mourir de faim dans ce cachot.
Or, il était sorti vivant de ce lieu d’horreur qui devait être son tombeau; il n’avait donc plus rien à redouter, les précautions et les embûches de l’inquisiteur devaient s’arrêter là où il devait trouver la mort. Cela lui paraissait très clair, logique, évident. De là la joie puissante qui l’étreignait.
Certes, il n’était pas libre encore, il s’en fallait de beaucoup. Mais maintenant, il en avait la certitude, il n’était plus poursuivi par une menace invisible, maintenant il en eût mis sa main au feu, il marchait sur du certain et du solide. Il n’allait plus, comme précédemment, poussé malgré lui par des voies préparées avec une habileté infernale, sur un terrain truqué, conduit vers un but précis, pour aboutir à un dénouement réglé d’avance. Il était sauvé. Le reste, c’est-à-dire la liberté, viendrait facilement avec du sang-froid – et il avait reconquis tout le sien – de l’adresse et de la patience.
Avec un soupir de joie, il murmura:
– Allons, allons, je commence à croire que je m’en tirerai!
Il commença par repousser la porte derrière lui et regarda autour de lui. Il se trouvait dans une façon de petit vestibule et il avait en face de lui une porte simplement poussée. Il la tira à lui et entra. Il se trouva alors dans une allée étroite, largement éclairée par un œil-de-bœuf situé tout en haut, à droite.
– Ouf! s’écria joyeusement le chevalier, voici enfin le ciel!… Morbleu! j’ai bien cru que je ne le verrais plus.