«Eh bien non! réfléchit Pardaillan, ce serait folie pure! Mordiable! il ne s’agit pas de se faire tuer stupidement… Il faut sortir vivant d’ici!… Par les tripes du pape! j’ai un compte à régler avec le très noble sire Espinosa.»
Il chercha autour de lui et vit, sur sa gauche, toujours, une embrasure.
– Parbleu! grogna-t-il, puisque je dois aboutir à la chambre de torture, je pensais bien qu’on m’aurait ménagé une de ces voies par lesquelles je dois passer.
Et avec un sourire railleur il poussa la porte qui céda, ainsi qu’il l’avait prévu. Il pensait que les gens d’armes allaient passer sans s’arrêter, ainsi qu’ils l’avaient fait à l’autre étage. Il repoussa rageusement la porte en maugréant:
– En voilà encore une que je ne pourrai plus ouvrir!
La porte poussée violemment claqua, mais ne se ferma pas.
– Tiens! s’étonna Pardaillan, elle reste ouverte, celle-là! Qu’est-ce que cela veut dire?
Comme pour le renseigner, une voix cria soudain:
– Nous le tenons! Il est entré là!
Au même instant, il entendit une galopade désordonnée.
«Ah! ah! pensa Pardaillan, cette fois-ci ces braves vont m’attaquer Bataille! soit… aussi bien j’aime mieux cela que de me sentir constamment poussé vers je ne sais quel but mystérieux.»
Tout en monologuant de la sorte, Pardaillan ne perdait pas son temps et inspectait les lieux.
– Encore un cul-de-sac! s’exclama-t-il. Au fait, c’est peut-être toujours le même qui change d’aspect et où je suis ramené sans m’en douter.
Dans ce cul-de-sac, il ne vit rien qu’un énorme bahut placé justement à côté de la porte.
Sans perdre un instant, Pardaillan le poussa, le traîna devant la porte. Il était temps; la même voix qui s’était déjà fait entendre disait en frappant la porte:
– Il est là! Je l’ai vu se glisser.
– Enfoncez la porte, commanda une autre voix impérieuse, nous le tenons.
– Pas encore! railla Pardaillan, campé devant le bahut.
Les coups commencèrent à ébranler la porte et, en même temps, des rires, des plaisanteries, des menaces éclataient.
Le chevalier comprenait parfaitement que dans le cul-de-sac obscur, il lui serait impossible de tenir tête à cinquante ou soixante assaillants. Tout ce qu’il pourrait espérer, lorsque le bahut serait tombé – ce qui ne pouvait tarder – était d’en découdre quelques-uns. Mais il devait fatalement succomber sous le nombre. Il continuait donc de chercher instinctivement par où il pourrait battre en retraite.
Comme il jetait autour de lui des regards scrutateurs, ses yeux tombèrent sur l’emplacement occupé précédemment par le bahut. D’un bond, il fut sur l’endroit et vit, là, une ouverture que le bahut servait à dissimuler sans doute, et qu’il n’avait pas remarquée au premier abord. Il se pencha. C’était encore un petit escalier qui s’enfonçait dans le sol.
Pardaillan réfléchit une seconde et décida sur-le-champ:
– Puisque c’est par là qu’on veut que je passe, passons.
Et il s’engagea dans l’étroit escalier tournant. Il descendit à tâtons et compta soixante marches, au bout desquelles il se trouva dans un étroit souterrain plongé dans une obscurité complète, et si bas qu’il fut forcé de se courber.
À tâtons toujours, il fit une vingtaine de pas, assez surpris de n’être pas poursuivi. – ce moment il entendit derrière lui un bruit assez semblable au grincement d’une grille poussée violemment. Il se retourna, et ses bras tendus heurtèrent, en effet, une grille qui venait de se fermer sur lui.
– Une herse, murmura Pardaillan. On ne veut pas me poursuivre… mais on ne veut pas non plus que je revienne sur mes pas.
Et avec une angoisse qu’il cherchait vainement à refouler:
– Décidément, plus je vais et plus ma situation devient précaire.
C’était vrai. La situation du chevalier, traqué dans les couloirs du haut, était brillante comparée à celle dans laquelle il se trouvait maintenant.
En haut, il pouvait aller et venir, en se tenant droit, dans des couloirs spacieux pour la plupart; en haut, il y voyait suffisamment pour se diriger, et il respirait un air qui sentait bien un peu le moisi, à la vérité, mais qui somme toute était encore respirable.
Ici, les choses changeaient d’aspect.
Plus de dalles propres et luisantes d’abord. Un sol fangeux et gluant, semé de flaques dans lesquelles il s’enfonçait jusqu’à la cheville. Ici, plongé dans des ténèbres épaisses, il était obligé d’aller à tâtons et de se tenir courbé en deux. À chaque instant, il sentait le répugnant contact d’animaux immondes, qui fuyaient d’abord sous ses pas, puis, furieux sans doute d’être dérangés dans ce sinistre lieu – leur domaine – revenaient ensuite le frôler, le flairer, comme s’ils eussent voulu voir qui était le téméraire qui venait les troubler.
Ici, l’air était méphitique, les murs suintaient, la voûte basse pleurait des gouttes saumâtres et nauséabondes, qui tombaient sur lui. Ici un froid glacial le pénétrait jusqu’aux moelles.
Pour comble d’infortune, son estomac hurlait la faim, et la fatigue de ces interminables marches et contremarches commençait à se faire cruellement sentir, et cependant il ne voulait pas s’arrêter.
Tout lui semblait préférable à ce frisson qui s’emparait de lui dès qu’il séjournait.
De l’angoisse il passait maintenant à la fureur.
Il était furieux contre Espinosa qui manquait odieusement à sa parole et lui infligeait ce singulier supplice d’une chasse abominable où il jouait le rôle du gibier aux abois. Et cela seul lui faisait présumer ce qui l’attendait dans la salle des tortures, terme mortel de cette course affolante où tout se terminerait pour lui dans les raffinements de quelque supplice monstrueux: effroyable surprise que lui ménageait la haine d’Espinosa qui se révélait tortionnaire génial après s’être montré maître en guet-apens.
Il était furieux contre Fausta, cause initiale de tout ce qui lui advenait.
Enfin, il était furieux contre lui-même, se reprochant amèrement son manque de résolution, exaspéré à tel point que pour un peu il se fut accusé de couardise, cherchant, très sincèrement, à se persuader qu’il aurait dû foncer sur les hommes d’armes et que tout, même la mort, était préférable à sa situation présente et surtout à ce danger inconnu qui le guettait et qui fondrait sur lui, il ne savait d’où ni comment, il serait dans la salle des tortures.
Et en avançant aussi vite que l’obscurité le lui permettait, il grognait:
– Mort de ma vie! pour une fois que j’ai voulu faire l’homme raisonnable et agir avec prudence, il faut avouer que cela ne m’a guère réussi. Que la peste m’étrangle! Qu’avais-je besoin de tant combiner? N’ai-je pas toujours vu les pires coups de folie me réussir? J’ai voulu être prudent et sauver ma chienne de carcasse de quelques balles de mousquets… me voilà acculé à la chambre de torture, et que je veuille ou non, il me faudra y pénétrer, ainsi qu’en a décidé Espinosa.
Et dans le désarroi de ses pensées, au milieu de l’affolement, au plus fort de la fureur, une lueur d’espoir et de réconfort, en cette suprême constatation:
– Heureusement M. d’Espinosa, qui pense à tout et machine si admirablement le guet-apens, a oublié de me faire désarmer. Mordieu! j’ai encore ma dague et ma rapière; avec cela je défie le sieur Espinosa de me livrer vivant à ses bourreaux!
À ce moment, il buta sur un obstacle. Il tâta du bout du pied: c’était la première marche d’un escalier. Il réfléchit:
– Faut-il monter? Ne vaudrait-il pas tout autant m’asseoir là et attendre la mort? Oui, mais la mort par la faim!…
Il frissonna longuement et:
– Non, par tous les diables! Tant qu’il me reste un souffle de vie, tant que j’aurai la force de tenir une arme, je dois me défendre. Montons!… Allons voir ce qui nous attend à la chambre de torture.
La chambre de torture! Cette phrase était son cauchemar. Elle le hantait comme une obsession tenace. Même quand il ne la prononçait pas, elle fulgurait en lettres de feu dans son imagination éperdue. La chambre de torture signifiait pour lui le danger mystérieux, inconnu, devant lequel, quoi qu’il en eût, il sentait qu’il avait peur, ce dont il enrageait furieusement.
Il monta.
L’escalier aboutissait à une salle voûtée faiblement éclairée par un soupirail situé tout en haut de la voûte. Et ce pâle crépuscule succédant aux ténèbres opaques dans lesquelles il s’était débattu, lui parut clair et joyeux comme un ciel radieux. Et lui qui sortait d’une tombe où il ne respirait qu’à grand-peine un air méphitique et glacial, il aspira avec délices l’air tiède et moisi qui tombait du soupirail.
Il éprouva instantanément un peu de bien-être. Avec le bien-être, la confiance et le courage lui revinrent aussitôt.
Il secoua sur les dalles luisantes ses semelles lourdes des boues accumulées dans le souterrain et, avec un sourire de satisfaction, il s’écria tout haut, pour le plaisir d’entendre une voix humaine: