Quand Jâ Benal s'éveilla, frais et dispos, il reprit avec courage son travail d'ascension, un peu gêné par l'encombrement de son scaphandre. Longtemps, il tailla, arracha, refoula derrière lui des lambeaux d'éponge jaune. Par instants, il en examinait de près un morceau, cherchant à en comparer la texture avec toutes les matières terrestres qu'il connaissait. Il savait qu'elle ne contenait pas un atome de fer puisque son polyaimant n'agissait absolument pas sur elle. Il supposa qu'elle contenait une bonne proportion de silice. Il se perdit en conjonctures pour trouver la raison de son aspect criblé. Peut-être en un temps reculé appartenant à la préhistoire lunaire (il sourit en pensant que la préhistoire lunaire n'avait pris fin que trois siècles avant sa propre naissance), peut-être une grossière émulsion avait-elle été dégorgée d'un cratère. Ces bulles renfermaient certainement un gaz, mais lequel? Il eût été très imprudent de retirer son casque pour s'en faire une idée.
Il s'étonna de ne jamais avoir eu connaissance de cette bizarrerie lunaire. Mais il était probablement arrivé dans une contrée mal explorée. La Terre elle-même, malgré le degré de civilisation et les puissants moyens de ses habitants, réservait quelquefois des surprises, quoique ayant été sillonnée en tous sens depuis des millénaires.
Il coupait toujours à grands gestes carrés. Depuis quelque temps déjà, il avait remarqué que le diamètre des bulles augmentait, il en avait même rencontré d'énormes, de deux ou trois mètres de diamètre, et s'en était réjoui, pensant avancer plus vite. Il ne tarda pas à s'apercevoir que c'était une illusion. Cela lui évitait seulement d'avoir à tailler sa route, mais décuplait les difficultés d'ascension. Les élastiques parois ne donnaient que des prises illusoires et fuyantes et il était obligé de contourner ces bizarres cavernes. Bientôt, il ne réussit plus à trouver trace du passage de sa chute. Il s'était complètement perdu dans ce labyrinthe insensé.
Au bord du découragement, il sabra devant lui à coups furieux. Mais sa lame se brisa net sur un corps solide. Il s'arrêta, le cœur battant. Il poussa hors du poing une lame de rechange et tâtonna prudemment, cherchant à dégager l'objet dur qui lui barrait la route. Il mit à jour une espèce de plate-forme rocheuse et chercha à la contourner. Il passa une bonne heure à creuser un petit tunnel d'exploration le long de ce plafond. Puis il changea d'idée et continua son travail sur la gauche. Il n'avait pas fait trois mètres dans cette direction qu'il trouvait le rebord du rocher. Ce n'était qu'une plaque d'une dizaine de centimètres d'épaisseur.
Il la contourna, se hissa par-dessus et se trouva sur le plancher solide d'une salle gigantesque aux parois criblées de bulles plus petites formant des loges, des cases, des niches s'étageant sur trente mètres de hauteur. Ce spectacle lui donna mal au cœur et lui fit penser que la Lune était vouée à la ligne courbe, à la sphère, au cercle, à l'ellipse. Il avait hâte de reposer ses yeux sur quelque chose de rectiligne, de plat, de cubique et regarda le sol.
Il sauta légèrement pour en éprouver la solidité. Un balancement dû à la nature élastique de la couche sous-jacente anima l'ensemble. C'était un progrès; il avait l'impression de marcher sur un pont suspendu après s'être débattu des heures dans la pâte de guimauve.
Il fit lentement le tour de la salle et rencontra plusieurs couloirs au sol identique qui partaient en étoile dans toutes les directions.
«Enfin, se dit-il, si désert qu'il soit, voilà un endroit aménagé par les hommes, je n'ai qu'à continuer au hasard, je finirai bien par en trouver.»
Il s'engagea dans un couloir et marcha courageusement. A chaque pas, l'étrange passerelle se balançait un peu. Il n'était pas trop inquiet sur son sort; il avait de la nourriture pour six mois, de la boisson pour autant, si toutefois son endiomètre ne se détraquait pas. Sa pile atomique était réglée pour vingt ans. Vingt ans pendant lesquels il produirait lui-même le courant alimentant le générateur d'oxygène, le phare et le polyaimant. D'ailleurs, il pensait bien ne pas moisir vingt ans sur la Lune. L'esprit à peu près tranquille pour la première fois depuis presque une semaine, il eut enfin des préoccupations plus normales et se sentit très sale. Il appuya sur un bouton placé sur sa poitrine et sans s'arrêter de marcher jouit profondément des mille contacts des jets filiformes de détergène qui lui fouettaient la peau du haut en bas. Le liquide sale s'échappait en sifflant par deux valves situées au bas de ses jambes.
Soudain, il s'arrêta net et coupa la douche. Il avait entendu quelque chose. Il frotta légèrement ses écouteurs et pencha la tête, prêtant l'oreille. Silence. Il cria: «Il y a quelqu'un?» et attendit. Il s'apprêtait à renouveler sa question, lorsqu'une voix assez proche derrière lui dit quelque chose comme: «Gôr!».
* * *
Il se retourna brusquement, son phare balaya au passage les milliers de bulles criblant les parois du tunnel: rien!
– Eh! Il y a quelqu'un?
Un silence, puis encore «gôr!». Mais sur sa gauche cette fois. Il tournoya sur lui-même et vit quelque chose sauter dans une bulle et disparaître. Il se précipita, enfouit son bras dans l'orifice, mais celui-ci était prolongé par une espèce de couloir large de cinquante centimètres. La chose était déjà loin. IL entendit décroître un bruit de «clap! clap!», comme un torchon mouillé fouettant un mur; le bord élastique de l'ouverture vibrait encore un peu.
Jâ chercha dans ses souvenirs de lecture toutes les descriptions d'animaux lunaires qu'il connaissait: un rass? Mais non! Il aurait tout de suite reconnu un rass. Tout enfant, sa mère l'emmenait toutes les semaines au zoo pour les lui montrer dans leurs cages de verre. C'était tout rouge, beaucoup plus gros, et surtout muet comme une carpe. Jamais un rass ne serait passé dans un couloir aussi étroit. Un slop? Non plus!
La terminologie de la faune lunaire était simple et se basait sur l'onomatopée. On nommait les animaux par leur cri familier. Les slops, ces longs serpents roses tachés de bleu, devaient leur nom au bruit qu'ils provoquaient en sortant leur langue qui se déroulait d'un seul coup comme un mirliton. Les rass, au vacarme particulier produit par les avalanches de gravier qu'ils poussaient dans les mares d'oxygène afin d'en faire monter le niveau jusqu'à leur terrier au moment des décrues. Mais Jâ n'avait jamais entendu parler d'un gôr.