Le chef du groupe V tournoyait dans le courant de plasma, heurté au passage par des dizaines de globules rouges. Il eut la présence d'esprit de serrer son glaive contre lui pour ne rien détériorer.
– Professeur, dit-il, je suis dans un labyrinthe de veines. Par transparence, je distingue des espèces de tuyaux verdâtres.
– Ce sont des canalicules biliaires, mon vieux, dit la voix du professeur dans les écouteurs. Vous êtes dans le foie. Laissez-vous toujours emporter. Vous sortez maintenant.
– Je vais très vite, ça me donne le vertige.
– Je vous crois, vous montez dans la veine cave. Faites très attention, vous allez arriver au cœur.
L'homme se sentit aspiré dans un gouffre. Il eut l'impression de tomber dans une immense caverne, étendit les bras et se raccrocha désespérément à une espèce de pilier souple. Agrippé, il tenta de résister au ressac qui le secouait durement toutes les secondes. La voix du professeur, comme venue d'un autre monde, lui vrilla les tympans.
– Qu'est-ce que vous fabriquez?
Essoufflé, il répondit
– Je n'en peux plus, Professeur, je me retiens à ce machin.
– Lâchez ça, sacrénom! Ce doit être une fibre de la triculpide. Vous allez gêner les pulsations.
Il obéit et fut violemment chassé hors de l'organe dans un tunnel majestueux. Il passa à toute vitesse dans un embranchement vers la droite. Le courant ralentit de plus en plus, il se retrouva dans un capillaire et déploya tous ses efforts pour y rester. Il réussit à résister au flux de plasma et passa entre deux cellules de la cloison qu'il écarta de force comme deux plaques de caoutchouc. Mais les deux cellules se refermèrent sur lui, le serrant à la taille. Étourdi, il resta dans cette position.
Quand il eut un peu repris ses esprits, il s'étonna de ne plus entendre la voix rassurante qui le guidait. Il frappa son casque: peine perdue! La radio ne marchait plus. Il examina les alentours. Tandis que le courant sanguin fouettait ses jambes dans le capillaire, la moitié supérieure de son scaphandre, émergeait dans un énorme ballon qui se gonflait et se dégonflait régulièrement dans, un bruit de tempête. De toutes parts, des vaisseaux se ramifiaient. Il remarqua que les globules rouges avaient une teinte beaucoup plus claire et comprit qu'il se trouvait dans un alvéole pulmonaire.
Soudain, une énorme détonation le fit sursauter, puis une autre; une autre encore, Il prêta l'oreille. Quelque chose lui parut familier dans ce bruit, mais quoi
«Écoutez bien? Écoutez bien!»
Pourquoi cette phrase hantait-elle son esprit? Les détonations continuaient. Et tout à coup, il réalisa que le professeur lui parlait en Morse, sans doute en frappant la table d'opération avec un instrument, ce qui provoquait ces véritables coups de canons. Il écouta attentivement, épela des mots… «Laissez-vous aller dans le torrent circulatoire - Laissez-vous aller dans le torrent circulatoire».
Reposé, il recula, repassa entre les deux cellules et fut emporté. Le supplice recommença. Roulé dans le plasma, bousculé par les hématies, pêle-mêle avec quelques leucocytes, il fila à toute vitesse, retomba dans une énorme artère qui obliquait vers la gauche. Impossible de savoir où il était entraîné. Au bout de quelques minutes, il fut jeté de dérivation en dérivation dans un nouveau capillaire. La voix du professeur Kam lui hurla «Stop!» dans les oreilles. Les ingénieurs avaient dû réparer la radio.
– Tâchez de rester où vous êtes, mon vieux. On va aller vous chercher. Je vais ralentir localement le courant sanguin avec un vasoconstricteur. Vous serez plus à l'aise. Le jeune médecin s'agrippa de toutes ses forces à la membrane d'une cellule épithéliale. Renouvelant la méthode d'immobilisation qui lui avait déjà réussi dans l'alvéole pulmonaire, il passa ses bras entre deux cellules.
– Dans quelle région suis-je arrivé, Professeur? questionna-t-il.
– Vous êtes à peu près entre les muscles grand et petit palmaires, à la partie moyenne de l'avant-bras droit. Ne bougez plus.
– Et mes hommes?
– Quoi donc, vos hommes?… Ah, oui! Tranquillisez-vous, ils sont tous dans la cabine V, vous êtes le seul manquant.
* * *
Le professeur se sentait trempé de sueur de la tête aux pieds, sous son maillot collant. Il tourna vers Terol un regard éteint.
– Chaude alerte! dit-il.
– Mais expérience passionnante! Je me permets d'attirer votre attention sur la jambe du malade: la zone verte a diminué de trois centimètres en une demi-heure.
– Nom d'un!… Je l'avais presque oublié, c'est pourtant vrai. Ah! Terol, mon vieux, je crois que nous avons gagné la partie. Mais ne laissons pas ces garçons se morfondre dans les abîmes d'un corps humain. Il est temps de les rapatrier dans le monde normal.
Un diffuseur parla.
– Ici Cabine I, nous ne nous morfondons pas du tout, Professeur, on ne se lasse pas d'un tel spectacle, vous savez!
– Il faut quand même revenir, mon petit. Étant donné les immenses perspectives que l'invention du citoyen Terol ouvre à la science, vous n'avez pas fini de faire des voyages semblables. Puisque la chose a l'air de vous plaire, c'est votre cabine que je vais envoyer au secours de votre camarade…
«Commençons: Cabine I, parée pour la remontée?»
– Oui, Professeur.
– Descendez lentement vers le ganglion.
– Nous y sommes!
– Prenez un vaisseau afférent.
Sur l'écran, le point lumineux commença à voyager.