Le lendemain, Nira fut reçue par l'Excellence. Le gros homme feuilleta d'un doigt distrait le rapport de la jeune femme.
– J'ai déjà lu tout ça, dit-il, puisque je reçois chaque jour vos observations. Vous ne venez pas ici tous les mois pour me répéter ce que je sais, mais pour me donner votre impression d'ensemble sur la personne que vous surveillez. Rien ne remplace les rapports directs.
– Mon impression d'ensemble tiendra en peu de mots, Excellence. L'hypothèse que Benal soit un espion terrien devient une certitude. Mais ils ne paraissent pas nous avoir envoyé quelqu'un de très habile. Jâ se contente de faire quelques allusions au bonheur dont jouissent les Terriens. Il essaye de sonder timidement l'opinion intime des gens qui l'entourent, pour savoir s'il existe des Lunaires que n'enchante pas l'idée de se faire tuer pour leur patrie. C'est peut-être un grand savant, mais sûrement un espion ridicule. Il a l'air plutôt perdu. Mais quand j'essaye de le faire parler, il se ferme. Comme beaucoup de timides, il est très méfiant. Quoi qu'il en soit, ayez confiance en moi. Je suis sûre d'arriver à connaître ses instructions secrètes. Il paraît de plus en plus amoureux de moi.
Nira se tut et sourit en songeant que seule sa dernière phrase disait la vérité. Le gros homme se frotta le menton.
– Tout ça est très joli, mais je veux des faits. Quand pourrez-vous m'annoncer la nouvelle que Benal vous a tout avoué et qu'il a une entière confiance en vous?
Nira pensa: «C'est moi qui lui ai tout avoué».
Elle répondit fermement:
– Dans un mois.
– Comment pouvez-vous être si précise?
– Je suis sûre de moi, Excellence.
L'Excellence sourit.
– Vous être sûre de vos charmes, surtout.
Il continua le regard brillant
– Quand cette histoire sera finie, je te prends comme femme. Ça me changera de toutes les petites imbéciles qui se sont succédées chez moi. Maintenant, file!
Nira devint cramoisie de colère et marcha vers la porte. Mais son attitude parut amuser considérablement l'Excellence.
Sur le point de sortir, elle se retourna.
– Excellence, dit-elle d'un ton un peu sec quoique déférent, j'aimerais, si la chose est possible, pouvoir consulter la fiche de Benal.
– Demandez à mon secrétaire, belle esclave.
La jeune femme tourna rageusement les talons et passa dans le bureau du secrétaire. La voix de l'Excellence retentit dans l'interphone.
– Donnez à Nira Slid connaissance de la fiche secrète de Jâ Benal. Il faut qu'elle le connaisse à fond.
– Bien, Excellence, dit le secrétaire.
Il fit signe à Nira et l'emmena dans une petite salle où se trouvait un écran. Il se pencha sur un micro et ordonna:
– Passez la fiche C.S.177!
Presque aussitôt, l'écran s'éclaira et un texte y défila lentement:
«C.S.177, Jâ Benal, arrivant du 27.3.3692. Rescapé du 13.4.3692: cinquante-cinq ans. Né à Staleve, Afrique. Chargé de cours à la Faculté des Sciences de Staleve à l'âge de quarante-trois ans. Brillant. mathématicien…»
Nira fixait l'écran sans le voir, elle savait par cœur tout ce qu'on croyait lui apprendre. Elle se demandait comment elle pourrait connaître les fiches de Kam et de Terol, demandées par Jâ. A ce moment, le secrétaire parla:
– Excusez-moi, dit-il. J'ai du travail et cette fiche est particulièrement longue. Je vous laisse seule. Si vous avez besoin de relire le texte, commandez-le comme vous m'avez vu faire.
Il s'approcha du micro et dit
– Obéissez aux ordres de la citoyenne Nira Slid.
Il s'en alla.
Nira eut une bouffée de joie. Elle se précipita le cœur battant sur les répertoires et chercha les matricules de Kam et de Terol. Par malheur, les fiches étaient classées par matricules et non par patronymes. Elle feuilleta désespérément le registre pendant que l'écran rabâchait pour la cinquième fois son texte. Enfin la chance lui sourit. Elle trouva le nom du professeur Kam.
Elle s'approcha du micro.
– Assez sur le C.S.177! coupa-t-elle. Passez la fiche A.A.32.
L'écran s'éteignit aussitôt et se ralluma deux minutes après. Les lettres défilèrent.
«A.A.32, Bor Kam, arrivant du 7.2.3570. Rescapé du 23.2.3570. Age: cent cinquante-deux ans. Né à Frise, Amérique du Nord. Médecin cardiologue. Condamné à la peine capitale pour pratique d'euthanasie…»
A cet instant, Nira crut entendre quelqu'un arriver. Elle parla rapidement dans le micro.
– Arrêtez tout! Merci.
L'écran s'éteignit juste comme le secrétaire revenait dans la pièce.
– Que faites-vous donc? demanda-t-il. Il y a une demi heure que vous êtes ici.
– Je me méfie de ma mémoire, dit. Nira. J'ai préféré tout apprendre par cœur.
Le soir même, Nira rendit compte à Jâ du demi-succès de sa mission.
– Je tâcherai d'y retourner pour chercher le matricule de Terol, dit-elle.
Non, dit Jâ, ce serait trop dangereux. Ne t'inquiète pas, Kam suffira pour l'instant.
Il rêva un moment.
– Condamné pour euthanasie! reprit-il, songeur. Il aurait dû être réhabilité depuis longtemps. Il y a bien soixante-dix ans que l'euthanasie est devenue chose courante sur Terre. Ce n'était pas un criminel, mais un précurseur. D'ailleurs, il serait gracié automatiquement, étant donné son temps d'exil. Quelle est la date de sa condamnation, déjà?
– Trois mille cinq cent soixante-dix.
– Cent vingt-deux ans d'exil! articula Jâ d'une voix lente.
– Pourquoi t'intéresses-tu à Kam?
– Je vais m'en faire un allié.
– Tu crois qu'il accepterait?
– Ce vieillard de cent cinquante-deux ans m'a paru tout à fait sage et ennemi de la violence. J'ai l'impression que la propagande officielle n'a pas de prise sur lui. Il l'a vue naître, cette propagande, il n'y croit guère. C'est un des premiers compagnons de l'Ancêtre. Il l'a connu à l'époque héroïque où celui-ci n'était pas encore nimbé de son prestige. De même que nous, il doit le juger comme une forte personnalité certes, mais aveuglé par le ressentiment et, disons le mot: fou à lier.
– Crois-tu?
– J'en suis sûr. A chaque fois qu'il voit toutes les têtes s'incliner quand le nom de l'Ancêtre est prononcé, il fait comme les autres. J'ai surpris plus d'une fois une expression excédée sur son visage à ces moments-là.
– Et Terol?
– Malheureusement, il t'a été impossible de consulter sa fiche. Mais c'est un ami de Kam, et j'ai l'impression qu'il a les mêmes opinions. Nous verrons plus tard si je me trompe…
Il s'interrompit.
– Nira! Pourquoi fais-tu cette tête?
Nira sursauta. Elle devint toute rouge.
– Je ne t'ai pas tout dit, murmura-t-elle. L'Excellence me veut.
Les paupières de Jâ se plissèrent, ses yeux brillèrent comme ceux d'un loup.
– Raconte un peu, dit-il.
– Il m'a dit textuellement: quand cette histoire sera finie, je te prends. Ça me changera de toutes les imbéciles qui se sont succédé chez moi. Maintenant, file! Il m'a aussi appelée esclave.
– C'est tout?
– Oui.
– Il ne t'a pas touchée?
– Non. Qu'allons-nous faire, Jâ?
Jâ serrait les poings.
– Ce gros porc! dit-il. Tâche de le tenir à distance jusqu'à…
Nira secoua doucement les épaules. Elle coupa:
– Tu parles comme un Terrien. Comment veux-tu que je tienne à distance un membre du Conseil? Il est tout puissant.
Jâ marchait de long en large dans la pièce. Il s'arrêta devant un hamac et déchira rageusement la toile de plastique. Nira se jeta sur lui, l'étreignit.
– Voyons, Jâ, dit-elle. Je ne le reverrai pas avant un mois. On peut faire bien des choses en un mois.
Jâ se calma. Il caressa amoureusement les longs cheveux blonds.
– Tu as raison, dit-il. Il faut que je voie Kam le plus tôt possible.