Quand il reprit conscience, il se vit entouré d'un halo blanchâtre. Il voulut remuer, mais ses membres ne purent effectuer que des mouvements de très faible amplitude à l'intérieur du scaphandre. Les souvenirs lui revenant brusquement, il comprit que le halo était dû à la condensation qui avait recouvert l'intérieur du casque d'une couche de glace. Il inclina la tête en arrière et appuya fortement sa nuque sur le bouton placé derrière lui, pour mettre en marche le dégivreur. La glace se mit à fondre et l'eau lui coula désagréablement dans le cou.
Petit à petit, la vitre redevint transparente et il fut captivé par le spectacle. A ses pieds, il vit la Terre, comme un énorme ballon emplissant presque tout l'espace. Il eut l'impression de pouvoir la toucher en avançant la main. Il renversa la tête en arrière pour apercevoir la Lune et devina une masse bleuâtre, frangée d'un croissant d'une luminosité intense, au milieu d'un amoncellement d'étoiles larges comme des soucoupes.
Il reporta son attention sur lui-même. IL entendait un bruissement continu, comme si son scaphandre était extérieurement passé à la toile émeri par la poussière cosmique. Il ne pouvait pas distinguer les flammes jaillissant des tuyères placées sous ses talons, mais une légère vibration lui remontait tout le long des jambes. A part le malaise de ne pouvoir remuer, il se sentait parfaitement bien, un peu comme dans un lit.
Il eut faim et, tournant la tête de côté, prit dans sa bouche l'extrémité d'un tube de plastique; il aspira trois pilules nutritives surconcentrées. IL les avala facilement en aspirant un peu de Drinil par un autre tube. Le bien-être l'envahit.
Captivé par l'aventure, il oublia momentanément sa mère, son ami Bôd, Flore et la Terre. Il chantonna pour lui tout seul. Le plus dur était passé. Dans à peu près vingt-quatre heures il arriverait sur la Lune. Cette perspective le souleva d'enthousiasme, réveilla en lui l'atmosphère des jeux de son enfance. Il avait toujours secrètement regretté que le gouvernement de la Terre ait remis à des siècles plus tard une exploitation raisonnée du satellite. Il avait dévoré les rapports de la petite centaine d'hommes ayant pris pied sur cette planète à l'époque de l'exploration. Et voici que le hasard (ou la chance) l'envoyait là. Il se rappela une chanson qui courait les rues quand il avait vingt ans: «Conquistador de l'Espace». Il la hurla à pleins poumons, d'une voix abominablement fausse. Une fièvre l'envahit, il sentait ses oreilles devenir chaudes et comprit que son régulateur d'oxygène était détraqué. A cet instant, il vit autour de lui un tourbillon de planètes, terre, lune, étoiles, terre, lune… Sa tête dodelina et heurta fortement la cloison transparente de quintuplex.
Il resta hébété plusieurs minutes et sentit peu à peu son état normal revenir. Et brusquement, il eut très peur. La Lune, aussi grosse que la Terre, à présent, se trouvait sur sa gauche; la Terre à droite. Sa course était déviée. Son tournoiement de tout à l'heure devait être dû au passage brutal de météorites qui avaient influencé sa trajectoire. Ce malheur était néanmoins heureux dans un sens, son régulateur d'oxygène paraissait redevenu normal.
Après de longues heures d'angoisse, il constata que la Terre et la Lune paraissaient rapetisser. Son angoisse s'accrut. Il lutta pour garder les yeux ouverts, mais la fatigue l'emporta, et il sombra dans un profond sommeil.
* * *
Au bout d'un temps indéterminé, un violent mal de tête le réveilla. Il ouvrit les yeux et les referma aussitôt devant la lumière crue et insupportable. Avec ses dents, il tira le cordon placé à dix centimètres de son menton. Le quintuplex du casque se teinta de vert et il put ouvrir les yeux sans larmoyer. La face éblouissante de la Lune était devant lui, avec ses cirques, ses cratères, ses craquelures. Il se demanda comment il avait pu s'en rapprocher alors qu'il s'en éloignait encore au moment où il s'était endormi. Plusieurs explications étaient plausibles: passage d'autres météorites ayant redressé la situation? Dérèglement providentiel du parallélisme des tuyères?…
Une vive démangeaison au bout du nez l'agaça. Instinctivement, il leva la main pour se gratter et frotta sottement le casque vitré avec le polyaimant qui terminait le bras gauche du scaphandre. Quand il s'aperçut de son geste inutile, il éclata de rire et se frotta vigoureusement le nez contre la vitre.
Et soudain, il comprit…
Il avait pu remuer un bras… La force magnétique avait cessé d'emprisonner ses membres pendant son sommeil. Le bourreau lui avait dit qu'elle était réglée pour trois jours; était-il possible que tant de temps soit déjà écoulé? Il ne possédait aucun moyen de le vérifier. Le parallélisme des tuyères! En effet! Il avait dormi Dieu sait combien de temps, les membres écartés au hasard. Encore une chance qu'il ne se soit pas retrouvé dans la voie lactée! Et maintenant, il s'agissait d'alunir. Jâ craignait fort, d'après sa position, d'avoir été satellisé par le satellite, car il ne se trouvait plus entre Lune et Terre. Il était sur la face de la Lune qui reste toujours invisible aux Terriens. Cette position ne pouvait s'expliquer que par un vaste mouvement tournant.
Jâ réfléchit un instant. Membres écartés dans le vide, il semblait planer. Puis il ramena doucement ses jambes devant lui, à angle droit avec son corps. Cette position lui fit faire trois rapides sauts périlleux qui lui donnèrent le vertige. Il s'empressa de reprendre une position allongée et décida d'agir plus prudemment. Il recommença la manœuvre. Étendant les bras, il s'inclina légèrement en avant, son torse formant un angle obtus avec ses cuisses. Il pivota doucement et se retrouva la tête la première en position de plongée vers la planète. Les tuyères réussissaient à vaincre lentement la force centrifuge.
Se retenant de bouger pendant de longues heures, il vit peu à peu les détails de la Lune se préciser. Puis il eut la sensation d'un arrêt. Le cirque grandiose qu'il avait pris comme point de repère dérivait très lentement vers la gauche, mais Jâ ne se rapprochait absolument plus du satellite. Il regarda ses pieds avec précautions et s'aperçut que les tuyères ne donnaient plus.