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– Bon Dieu, dit le Veilleux, c'est Massart, merde. Qu'est-ce que tu cherches à inventer?

– Tu l'as reconnu, toi, Massart? demanda Adamsberg en regardant le Veilleux. Tu pourrais jurer que c'est le jeune gars que tu as vu quitter le pays il y a vingt ans?

– Bon sang, je crois bien que c'était lui. Je me souviens du jeune Auguste. Il n'était pas bien beau, lourdingue, avec des cheveux noirs comme la corneille. Mais courageux, dur au boulot.

– Il y a des milliers de types comme ça. Tu pourrais jurer que c'est lui?

Le Veilleux se gratta la cuisse, réfléchit.

– Pas sur la tête de ma mère, dit-il à regret après quelques instants. Et si moi, je ne peux pas le jurer, personne à Saint-Victor pourrait le jurer.

– C'est ce que je dis, dit Adamsberg. Rien ne prouve que Massart est Massart.

– Et le vrai Massart? demanda Camille, sourcils froncés.

– Effacé, éliminé, remplacé.

– Pourquoi effacé?

– Pour cause de ressemblance.

– Tu te figures que Padwell a pris la place de Massart? demanda Soliman.

– Non, dit Adamsberg en soupirant. Padwell a aujourd'hui soixante et un ans. Massart est beaucoup plus jeune que ça. Quel âge tu lui donnes, le Veilleux?

– Il a quarante-quatre ans. Il est né la même nuit que le petit Lucien.

– Je ne te demande pas l'âge véritable de Massart. Je te demande l'âge que tu donnerais à l'homme qu'on appelle Massart.

– Ah, fit le Veilleux en plissant le front. Pas plus de quarante-cinq, et pas moins de trente-sept, trente-huit. Sûrement pas soixante et un.

– On est bien d'accord, dit Adamsberg. Massart n'est pas John Padwell.

– Alors pourquoi tu nous emmerdes avec ça depuis une heure? demanda Soliman.

– C'est comme ça que je raisonne.

– Ce n'est pas raisonner, ça. C'est réfléchir en dépit du bon sens.

– C'est cela. C'est comme ça que je raisonne.

Le Veilleux poussa Soliman de son bâton.

– Respect, dit-il. Qu'est-ce que tu vas faire, mon gars?

– Les flics se sont décidés à publier la photo de Massart pour appel à témoin. Le juge estime qu'on possède assez d'éléments probants pour le faire. Demain, sa gueule sera dans tous les journaux.

– Excellent, dit le Veilleux en souriant.

– J'ai contacté Interpol, ajouta Adamsberg. J'ai demandé tout le dossier Padwell. Je l'attends demain.

– Mais qu'est-ce que ça peut te foutre? dit Soliman. Même si ton Texan avait assassiné Hellouin, il n'aurait pas touché Sernot ni Deguy, pas vrai? Encore moins ma mère, non?

– Je sais, dit doucement Adamsberg. Ça ne colle pas.

– Alors pourquoi tu t'obstines?

– Je ne sais pas.

Soliman débarrassa la table, rentra la caisse, les tabourets, la bassine bleue. Puis il prit le Veilleux sous les épaules et les genoux et le monta dans le camion. Adamsberg passa sa main sur les cheveux de Camille.

– Viens, dit-il après un silence.

– Je te ferais mal au bras, dit Camille. C'est mieux de dormir séparés.

– Ce n'est pas mieux.

– Mais c'est bien aussi.

– C'est bien aussi. Mais ce n'est pas mieux.

– Si je te fais mal?

– Non, dit Adamsberg en secouant la tête. Tu ne m'as jamais fait mal.

Camille hésita, encore divisée entre tranquillité et chaos.

– Je ne t'aimais plus, dit-elle.

– Ça n'a qu'un temps, dit Adamsberg.

XXXIII

Le même gendarme vint chercher Adamsberg le lendemain matin et le déposa à neuf heures à la gendarmerie de Belcourt, où il passa deux heures avec Sabrina Monge, dans la cellule où elle avait dormi. Danglard et le lieutenant Gulvain arrivèrent par le train de 11 h 07, et Adamsberg leur confia la jeune femme avec un tas de recommandations inutiles. Il avait une confiance aveugle en la délicatesse de Danglard, dont il estimait les compétences en matière d'humanité largement supérieures aux siennes.

A midi, il se fit conduire à la gendarmerie de Châteaurouge pour y attendre le dossier d'Interpol sur John Neil Padwell. L'adjudant de Châteaurouge, Fromentin, était un homme très différent d'Aimont, rouge et carré, peu enclin à prêter main-forte à la police judiciaire civile. Il estimait – à juste titre – que le commissaire Adamsberg, hors de sa zone de compétence et sans délégation de pouvoirs, n'avait aucun droit à lui donner des ordres, ce qu'Adamsberg d'ailleurs ne faisait pas. Il se contentait, comme à Belcourt, comme à Bourg, de solliciter des informations et de proposer des conseils.

Mais comme l'adjudant Fromentin était lâche, il n'osait pas s'opposer de front au commissaire dont il connaissait la renommée ambiguë. Il se révélait en outre sensible à la flatterie enveloppante qu'Adamsberg savait déployer en cas de nécessité, si bien qu'au bout du compte le massif Fromentin s'était presque mis aux ordres du commissaire.

Lui aussi attendait le fax d'Interpol, sans saisir ce qu'Adamsberg pouvait bien espérer d'une affaire dépassée qui n'avait rien de commun avec les agressions de la Bête du Mercantour. A ce qu'on sache, c'est-à-dire d'après ce qu'en avait raconté la sœur Hellouin, Simon Hellouin n'avait pas été égorgé par morsure. Il avait tout simplement été dessoudé à l'américaine, d'une bonne balle dans le cœur. Juste avant, Padwell avait pris le temps de lui brûler les organes génitaux en manière de représailles. Fromentin eut une grimace de peur et de dégoût. La moitié des Américains, à son idée, était tombée à l'état sauvage, et l'autre moitié, à l'opposé, à l'état de jouets en plastique.

Les résultats des analyses de l’IRCG parvinrent à quinze heures trente sur le bureau de l'adjudant Aimont, qui les transmit à Fromentin dans les cinq minutes suivantes. Appartenance des poils prélevés sur le corps de Paul Hellouin à l'espèce Canis lupus, le loup commun. Adamsberg adressa dans l'instant l'information à Hermel ainsi qu'à Montvailland et à l'adjudant-chef Brévant, à Puygiron. Il ne détestait pas emmerder ce type qui ne lui avait toujours pas communiqué le dossier attendu sur Auguste Massart.

Ce matin, la photo de Massart était parue dans la presse et la pression montait dans les colonnes des journaux, à la télévision, à la radio. Le meurtre de Paul Hellouin et le massacre consécutif des brebis de Châteaurouge avaient achevé de mettre les journalistes et la police sur les dents. La route sanglante du loup-garou était reproduite dans tous les quotidiens. En rouge, le tracé meurtrier déjà accompli par le tueur psychopathe, en bleu le dessin de son déplacement prévisible vers Paris, itinéraire qu'il avait tracé lui-même et que, à Vaucouleurs et Poissy-le-Roy excepté, il avait jusqu'ici scrupuleusement respecté. Des annonces

répétées continuaient d'inviter fermement à la prudence les habitants des villes et des villages concernés par le passage de l'homme au loup, déconseillant toute sortie nocturne. Des appels, des dénonciations, des témoignages multiples commençaient à affluer dans tous les commissariats et les gendarmeries de France. On laissait de côté, pour le moment, tout ce qui ne concernait pas les abords immédiats de la route rouge de Massart. Devant l'ampleur de l'événement, il devint nécessaire d'organiser la coopération entre les diverses actions locales. Sur intervention de la Direction de la Police Judiciaire, Jean-Baptiste Adamsberg fut chargé d'assumer et de coordonner l'affaire du loup-garou. Cette nouvelle lui parvint à Châteaurouge vers dix-sept heures. A compter de cet instant, l'adjudant Fromentin s'écrasa sans autre forme de procès, tâchant de devancer les désirs du commissaire. Mais Adamsberg n'avait pas besoin de grand-chose. Il attendait le dossier d'Interpol. Exceptionnellement, ce samedi, il ne sortit pas une seule fois marcher dans la campagne, griffonnant debout sur son carnet à dessin en surveillant le crépitement du fax. Il dessinait la tête de l'adjudant Fromentin.

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