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– Voici, mon adjudant, commença-t-il en appuyant sur les mots, une carte que j'ai prise dans la maison de Massart hier matin.

– Vous êtes-vous volontairement introduit dans le domicile d'Auguste Massart en son absence?

– La porte n'était pas fermée. Je m'inquiétais. Aurait pu être mort dans son lit. Assistance à personne en danger. J'ai un témoin.

– Et vous avez sciemment dérobé cette carte?

– Non. Je l'ai regardée et je l'ai empochée par mégarde. C'est ensuite, à la maison, que j'ai vu ces marques.

L'adjudant attira la carte vers lui et l'examina avec attention. Après quelques minutes, il la fit glisser vers Lawrence sans un commentaire.

– Cinq croix marquent les lieux-dits où ont eu lieu les derniers massacres de brebis, expliqua Lawrence en les indiquant du doigt. Les croix qui indiquent Guillos et La Castille ont été tracées avant les attaques d'hier et de cette nuit.

– Et puis tout un circuit jusqu'en Angleterre, observa l'adjudant.

– Peut-être sa route à suivre pour quitter le pays. L'itinéraire évite tous les grands axes. Il avait songé à cette éventualité.

– Et comment! ricana l'adjudant en s'appuyant au dossier de sa chaise.

– C'est-à-dire?

– C'est-à-dire, monsieur Johnstone, que Massart a une sorte de frère en comment dirais-je Angleterre, qui dirige le plus gros abattoir de Manchester. Vocation de famille. Massart envisageait depuis longtemps de le rejoindre là-bas.

– Comment le savez-vous?

– Parce que je suis adjudant-chef, monsieur Johnstone, et que c'est de notoriété publique, ici.

– En ce cas, pourquoi partir par les petites routes?

L'adjudant sourit encore plus.

– C'est fou, monsieur Johnstone, ce qu'il faut vous apprendre. Chez vous, on n'hésite pas à franchir cinq cents kilomètres d'autoroute pour aller boire une bière. Ici, on ne se déplace pas nécessairement comme une flèche. Pendant vingt ans, Massart a tourné dans toute la France, rempailleur ambulant sur les marchés, une journée ici, une journée là. Il connaît un tas de villages et un tas de monde. La petite route, c'est sa première famille.

– Pourquoi l'a-t-il quittée?

– Il voulait rentrer au pays. Il a trouvé ce travail aux abattoirs et il est revenu il y a six ans. On ne peut pas dire d'ailleurs que le village lui ait fait fête. Ici, la haine des Massart est tenace. Cela doit dater d'une vieille et moche histoire avec son comment dirais-je père, ou grand-père, je ne pourrais pas affirmer.

Lawrence secoua la tête, pour signifier son impatience.

– Les croix? demanda-t-il.

– Tout ce rectangle, dit l'adjudant en souriant à nouveau et en tapant la carte du bout du doigt, entre le Massif, la nationale, les Gorges de Daluis et la Tinée, c'est le secteur de ramassage de Massart pour les abattoirs de Digne. A Saint-Victor, Pierrefort, Guillos, Ventebrune, La Castille, sont implantées les plus importantes bergeries fournisseuses. Voilà pour vos «marques».

Lawrence replia sa carte sans un mot.

– C'est l'ignorance, monsieur Johnstone, qui est cause des plus folles pensées.

Lawrence empocha la carte, ramassa ses papiers.

– Donc, aucune chance qu'il y ait la moindre enquête? dit-il.

L'adjudant secoua la tête.

– Aucune chance, confirma-t-il. On va suivre la procédure de routine, chercher Massart jusqu'à dépassement des chances de survie. Mais je crains que la comment dirais-je montagne ne l'ait déjà pris pour de bon.

Il tendit la main à Lawrence sans se lever. Le Canadien la lui serra sans un mot et se dirigea vers la porte.

– Une minute, appela l'adjudant.

– Oui?

– Au juste, que veut dire «bullshit »?

– Ça veut dire «merde de taureau», «merde de bison» et «allez vous faire foutre».

– Merci pour le renseignement

– Je vous en prie.

Lawrence ouvrit la porte et sortit.

– Pas très poli, ce type, commenta l'adjudant

– Ils sont tous comme ça, là-bas, expliqua Lemirail. Tous comme ça. C'est pas des mauvais gars mais ils sont frustes. Ils n'ont pas de raffinement. Pas de raffinement.

– Ignorants, quoi, conclut l'adjudant

XIV

Camille n'avait pas allumé la lumière. Dans la demi-obscurité, Lawrence avalait un morceau avant de repartir dans le Mercantour. Mercier l'attendait, Augustus, Electre, tout le monde l'attendait. Il voulait chasser des garennes pour le vieux père et voir les autres à l'aube. Ensuite, il redescendrait pour l'enterrement de la grosse, c'est ce qu'il avait dit. Il mangeait en silence, ulcéré et sombre.

– Cet adjudant-chef de merde est bouffé d'orgueil, marmonna-t-il. Il n'a pas toléré qu'on en sache plus que lui. Il n'a pas supporté qu'un Canadien ignorant – car les Canadiens sont ignorants et s'enduisent le corps de graisse d'ours – ait quoi que ce soit à lui apprendre sur un gars du pays. Et il pue la sueur.

– Ça va peut-être se calmer, tenta Camille.

– Ça ne va pas se calmer du tout. Quand Massart aura jeté son loup sur une bonne douzaine de femmes, à défaut de pouvoir leur sauter dessus lui-même, ils se décideront enfin à se bouger les fesses.

– Je crois qu'il s'en tiendra aux moutons, dit Camille. Il a tué Suzanne pour se protéger. Peut-être qu'il va filer à Manchester et qu'il s'arrêtera. C'est le village qui le rendait fou. Lawrence la regarda, caressa ses cheveux.

– C'est déconcertant, dit-il, tu ne vois le mal nulle part. J'ai peur que tu ne sois très loin du compte.

– Possible, dit Camille en haussant les épaules, un peu froissée.

– Au fond, tu n'as pas compris? Tu n'as pas réellement compris?

– J'en ai compris autant que toi.

– Rien du tout, Camille. Tu n'as pas compris. Tu n'as pas compris que Massart n'avait égorgé que des brebis. Pas des moutons, pas des agneaux, pas des vieux béliers irascibles et crâneurs. Des brebis, Camille. Mais cela, ça t'a complètement échappé.

– Possible, répéta Camille, qui réalisait en effet que cela lui avait tout à fait échappé.

– Parce que tu n'es pas un homme, voilà pourquoi. Tu ne détectes pas la femelle dans la brebis. Tu ne détectes pas l'agression sexuelle dans leur égorgement. Tu crois que Massart va s'arrêter. Ma petite Camille. Mais Massart ne peut pas s'arrêter. Tu ne piges pas que ce foutu égorgeur est d'abord un violeur?

Camille hocha la tête. Elle commençait à voir.

– A présent qu'il est passé de la brebis à la femme, tu te figures qu'il va aller gentiment se calmer à Manchester? God. Il ne va pas se calmer du tout. Il n'est pas question une seule seconde de calme. Il est déchaîné. Il est peut-être sans poils et sans couteau mais son loup a tout cela pour lui, au centuple. Il jettera l'animal sur ces femmes, et il regardera son loup les consommer à sa place.

Lawrence se leva, secoua brusquement ses cheveux, comme pour chasser toute cette violence, sourit, et entoura Camille de ses bras.

– C'est comme ça, dit-il à voix basse, c'est la vie des bêtes.

Après que Lawrence eut disparu sur la route, Camille resta assise une quinzaine de minutes dans un silence pesant, encerclée d'images éprouvantes.

Musique, donc. Elle brancha le synthétiseur, appliqua les écouteurs sur ses oreilles. Il restait deux thèmes à composer avant de boucler le huitième épisode du feuilleton sentimental.

Elle n'avait pas d'autre choix, pour créer cette musique de commande, que de s'immerger dans l'univers affectif des personnages de la série, et leurs démêlés la faisaient tellement suer que la tâche était rude. Tout l'argument du feuilleton reposait sur le choc frontal de deux dilemmes: d'un côté celui d'un homme mûr, retraité d'active mais baron, qui avait fait serment de ne jamais se remarier, à la suite d'un drame inexpliqué; de l'autre celui d'une femme encore jeune, professeur de grec, qui avait fait serment de ne jamais plus aimer, à la suite d'une tragédie tout autant inexpliquée. Le baron s'était dévoué à ses deux enfants, qu'il faisait éduquer dans les murs de son château d'Anjou – on ne savait pas pourquoi les petits n'allaient pas à l'école. D'où la rencontre avec cette enseignante. Bien. Intervenait alors, inattendu, sourd puis impérieux, un fulgurant désir charnel entre le baron et la professeur de grec, qui mettait à rude épreuve les serments moraux qui ligotaient les deux protagonistes à leurs passés inexpliqués.

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