Camille en était là et, bien souvent, elle peinait. Le baron et l'helléniste qui passaient leurs jours à marcher de long en large, l'un devant le feu de bois, l'autre devant le tableau noir, serrant leurs poings de désir comprimé, étaient parvenus à l'écœurer. Elle les haïssait. La meilleure astuce qu'elle avait trouvée pour parvenir à composer une bonne musique sentimentale tout en les oubliant consistait à remplacer le baron et la professeur par un papa campagnol et une maman campagnol, comme dans ses livres d'enfant quand elle croyait encore à l'amour. Elle fermait les yeux, appelait à elle l'image du papa campagnol, fort et fier dans sa salopette de campagne, avec les deux petits campagnols qui apprenaient le grec en bondissant, couvant des yeux la maman campagnol en blouse rouge. Et ça marchait bien mieux ainsi. Suspense, tension, disparitions inexpliquées des campagnols, émotions des retrouvailles. Jusqu'ici, les producteurs s'étaient déclarés très satisfaits des bandes qu'elle leur avait adressées. Ça collait au thème, ils avaient dit.
Depuis la mort de Suzanne, cela devenait une véritable épreuve que de s'occuper de cette famille de campagnols qui n'avait de cesse de s'emmerder l'existence pour des broutilles.
Camille s'interrompait souvent, les doigts au repos sur le clavier. Ce qui, à son idée, choquait tellement Lawrence dans le cas de Massart, au-delà de ces attaques d'épouvanté, c'était qu'il se serve d'un loup: Massart salissait les loups, il les diffamait, il les dégradait. Il leur avait fait plus de mal en huit jours que les pétitions des bergers en six ans. Et cela, Lawrence ne le pardonnait pas à Massart.
Mais quoi qu'il arrive à présent, c'était l'impuissance. Massart était sur les routes, les gendarmes cherchaient sa dépouille sur le mont Vence, Lawrence était reparti dans le Mercantour et elle, Camille, retrouvait son face à face avec le quatuor de campagnols émotifs.
Il n'était qu'une heure du matin mais elle ôta son casque, ferma sa partition, s'allongea sur le grand lit et ouvrit le Catalogue, à la page des Meuleuses 125 mm 850 W Poignée bilatérale Arrêt automatique en cas d'usure des balais. Voilà qui aurait résolu bien des soucis à la professeur de grec si seulement elle s'était donné la peine de s'y intéresser.
On frappa doucement à la porte, deux coups. Camille sursauta et s'assit sur le lit. Elle ne bougea pas et attendit. Deux coups à nouveau, et des frottements derrière le panneau de bois. Pas de voix, pas d'appel. A nouveau une courte attente, puis deux coups. Camille vit la poignée de la porte s'abaisser, remonter. Elle descendit à bas du lit, le coeur cognant. Elle avait donné un tour de clef à la serrure, niais qui le voulait entrerait par la fenêtre d'un bon coup j'épaule. Massart? Massart aurait pu les voir entrer dans sa baraque. Dans la gendarmerie, même. Qui disait que Massart n'avait pas attendu le départ du Canadien pour venir s'expliquer avec elle à la nuit, d'homme à femme? Avec le loup?
Elle se força à respirer à fond et s'approcha sans un bruit de sa sacoche à outils. Brave vieille sacoche bourrée de marteaux, pinces multiprises de force et burette métal aspergeante remplie d'huile de moteur. Elle prit la burette dans la main gauche, la massette dans la droite, et se dirigea doucement vers le téléphone. Elle imaginait l'homme glabre derrière la porte, cherchant sans bruit un accès.
– Camille? appela soudain la voix de Soliman. C'est toi?
Camille laissa retomber ses bras et alla ouvrir. Dans l'ombre, elle distingua la silhouette du jeune homme et son visage étonné.
– Tu réparais quelque chose? demanda-t-il. A cette heure-là?
– Pourquoi n'as-tu pas dit que c'était toi?
– Je ne savais pas si tu dormais. Pourquoi tu ne répondais pas?
Sol considéra la burette, la massette.
– Je t'ai fait peur, pas vrai?
– C'est possible, dit Camille. Entre, maintenant.
– Je ne suis pas seul, dit Sol en hésitant. Le Veilleux est avec moi.
Camille haussa son regard derrière le jeune homme et aperçut, quatre pas en arrière, la silhouette droite de l'antique berger. Que îe Veilleux soit au village, hors de la bergerie, annonçait qu'un événement exceptionnel était en cours.
– Qu'est-ce qui s'est passé, bordel? murmura-t-elle.
– Rien encore. On veut te voir.
Camille s'effaça pour laisser passer Sol et le Veilleux, qui entra tout raide et la salua d'un court mouvement de tête, Elle reposa burette et massette, les mains encore tremblantes, et leur fit signe de s'asseoir. Le regard du vieux posé sur elle, l'embarrassait. Elle sortit trois verres qu'elle remplit ras bord d'eau-de-vie sans raisins. Il n'y avait plus de raisins depuis la mort de Suzanne.
– Qui craignais-tu? demanda Soliman.
Camille haussa les épaules.
– Rien. J'ai eu la trouille, c'est tout.
– Tu n'es pas très trouillarde.
– Ça m'arrive.
– De quoi t'avais peur? insista Soïiman.
– Des loups. J'avais peur des loups. Tu es satisfait?
– Des loups qui frappent à ta porte en cognant deux fois?
– Bon, Sol. Qu'est-ce que ça peut te foutre au juste?
– Tu avais peur de Massart.
– Massart? Le type du mont Vence?
– C'est ça.
– Pourquoi j'aurais peur de ce type? Il paraît qu'il s'est cassé la gueule dans la montagne et que les flics le recherchent.
– Tu avais peur de Massart, un point c'est tout.
Soliman avala une rasade d'alcool et Camille plissa les yeux.
– Comment es-tu au courant? demanda-t-elle.
– On ne parle que de lui ce soir, sur la place, répondit Sol, d'une voix tendue. Paraît que tu es allée avec le trappeur à Puygiron pour raconter aux flics que Massart était un loup-garou, qu'il avait égorgé les brebis, qu'il avait égorgé ma mère et qu'il était en cavale.
Camille resta silencieuse. Elle et Lawrence avaient doublé les gens du pays et accusé l'un d'eux. Ça avait fui, évidemment, ils allaient le payer. Elle but une gorgée d'eau-de-vie et leva les yeux vers Soliman.
– Ce n'était pas censé fuir.
– Ça a fui. Le genre de fuite que tu ne sais pas réparer.
– Eh bien tant pis, Soliman, dit-elle en se levant. C'est]a vérité. Massart est un égorgeur. C'est lui qui a attiré Suzanne dans ce piège. J'en ai rien à foutre que ça te convienne ou pas. C'est la vérité.
– Ouais, dit soudain le Veilleux. C'est la vérité.
Il avait une voix sourde, bourdonnante.
– C'est la vérité, répéta Soliman, en se penchant vers Camille, qui se rassit, incertaine. Il a vu juste, le trappeur, reprit-il d'une voix rapide. Il connaît les bêtes et il connaît les hommes. Le loup n'aurait pas attaqué ma mère, ma mère n'aurait pas coincé le loup, et le dogue de Massart serait revenu de la montagne. Massart est parti avec son chien, parce que Massart a tué ma mère, parce qu'elle savait qui
il était.
– Un loup-garou, dit le Veilleux en frappant du plat de la main sur la table.
– Et, continua Soliman en s'agitant, on dit que les flics n'ouvriront pas d'enquête, qu'ils n'ont pas cru un mot de ce qu'a dit le trappeur. C'est vrai, Camille?
Camille acquiesça.
– C'est certain? Ils ne feront rien de rien?
– Rien, confirma Camille. Ils cherchent son corps, mort ou blessé, sur le mont Vence et s'ils ne le trouvent pas d'ici quelques jours, ils abandonneront.
– Et tu sais ce qu'il va faire, maintenant, Camille?
– Je suppose qu'il va tuer quelques brebis sur sa route et qu'il va filer en Angleterre.
– Et moi, je suppose qu'il va tuer drôlement plus gros que des brebis.
– Ah. Toi aussi?
– Qui d'autre?
– Lawrence le suppose.
– Lawrence a raison.
– Parce que Massart est un loup-garou, décréta le Veilleux en plaquant à nouveau sa main sur la table.
Soliman vida son verre.
– Est-ce que tu crois, Camille, dit-il, que j'ai la tête d'un type à laisser cavaler l'assassin de ma mère jusqu'en Angleterre?