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– “Soumission”, marmonna Soliman. “Fait de se soumettre; disposition à obéir.”

Après le dîner, Camille s'obstina à compulser le Catalogue dans la cabine du camion, jusqu'à épuisement. Elle avait à peine dormi la nuit précédente et ses yeux étaient lourds. Vers deux heures du matin, elle regagna son lit avec une prudence d'espion. Soliman était toujours au bourg avec la mobylette. Le Veilleux était posté près de la route. Il veillait. Il guettait la fille rousse. Il protégeait Adamsberg, le Tricot à mailles couché sur ses pieds. “Je m'en fous, j'ai pas sommeil”, il avait dit.

Camille s'assit d'abord sur le lit de Soliman pour ôter ses bottes, quitte à marcher sur le sol cradingue de la bétaillère. Ainsi, ça ne risquait pas de réveiller Adamsberg. Et qui n'est pas réveillé ne prend la main de personne. Elle repoussa lentement la bâche, décomposant ses mouvements dans le silence, et la laissa retomber sans un bruit. Adamsberg, étendu sur le dos, respirait régulièrement. Elle s'avança avec des précautions de voleur dans l'allée étroite qui séparait les deux lits, tâchant d'éviter le pistolet qui luisait au sol. Adamsberg éleva les deux bras vers elle.

– Viens, dit-il doucement.

Camille se figea dans l'obscurité.

– Viens, répéta-t-il.

Camille fit un pas, incertaine, l'esprit vide. Des lointains de ce vide, montaient des souvenirs indistincts, des ombres balbutiantes. Il posa une main sur elle et l'amena vers lui. Camille entrevit, plus proches, mais comme scellés derrière une vitre épaisse, les contours inaccessibles de ses désirs anciens. Adamsberg effleura sa joue, ses cheveux. Camille ouvrait les yeux dans le noir, le Catalogue toujours serré dans sa main gauche, plus attentive à la nuée d'images fragiles surgies des chambres closes de sa mémoire qu'au visage tourné vers elle. Elle avança la main vers ce visage, avec la sensation angoissée qu'à son contact, quelque chose exploserait. La vitre épaisse, peut-être. Ou bien les cales insoupçonnées de cette mémoire, bourrées de vieux trucs en état de marche, qui attendaient, hypocrites, embusqués, défiant le temps. C'est à peu près ce qui se produisit, une longue déflagration, plus alarmante qu'agréable. Elle considéra tout ce fracas, et le fouillis stupéfiant échappé des basses cales de son propre navire. Elle voulut ranger, contenir, mettre de l'ordre. Mais, comme une part de Camille convoitait le désordre, elle renonça et s'allongea contre lui.

– Tu connais l'histoire de l'arbre et du vent? Demanda Adamsberg en la serrant dans ses bras.

– C'est une histoire de Soliman? murmura Camille.

– C'est une histoire à moi.

– Je n'aime pas trop tes histoires.

– Celle-ci n'est pas mauvaise.

– Je me méfie quand même.

– Tu as raison.

XXXI

Il était plus de dix heures du matin quand Soliman appela par-delà la bâche.

– Camille, cria le jeune homme. Bon Dieu, lève-toi. Le flic est parti.

– Qu'est-ce que tu veux qu'on y fasse? dit Camille.

– Viens! cria Soliman.

Le jeune homme était en état d'alarme. Camille enfila ses vêtements et ses bottes et le rejoignit dehors, à la caisse en bois.

– Il est venu quand même, dit Soliman. Et personne ne l'a vu. Ni sa voiture ni que dalle.

– De qui tu parles?

– De Massart, bon sang! Tu ne comprends pas?

– Il a attaqué?

– Il a égorgé un type cette nuit, Camille.

– Merde, souffla Camille.

– Il avait raison, le petit gars, dit le Veilleux en frappant le sol de son bâton. C'est à Belcourt qu'il a frappé.

– Il a égorgé trois brebis dans la foulée, trente kilomètres plus loin.

– Sur sa route?

– Oui, à Châteaurouge. Il repart vers l'ouest, vers Paris.

Camille alla chercher la carte, dont les angles s'émoussaient sous l'usure, et la déplia.

– Tu ne sais pas non plus où est Paris? demanda Soliman, nerveux.

– Ça va, Soi, dit Camille. Les flics ne l'ont pas vu dans le bourg?

– Il n'est pas arrivé par là, dit le Veilleux. J'ai guetté la route toute la nuit.

– Qu'est-ce qui s'est passé? demanda Camille.

– Qu'est-ce qui s'est passé? cria Soliman. Il s'est passé qu'il est venu, avec son loup, et qu'il l'a jeté sur ce pauvre type! Que veux-tu qu'il se passe d'autre?

– Je sais pas pourquoi tu t'énerves comme ça, dit le Veilleux posément. Il devait tuer ce type, et il l'a tué. Le garou ne rate pas sa proie.

– Il y avait dix gendarmes dans la ville!

– Le garou vaut vingt hommes. Mets-toi ça dans le crâne.

– On sait qui c'est? demanda Camille.

– Un vieux type, c'est tout ce qu'on sait. Il l'a égorgé hors du bourg, à deux kilomètres de là, dans les collines.

– Qu'est-ce qu'il a contre les vieux types? murmura Camille.

– C'est des types qu'il a connus, marmonna le Veilleux. Il ne peut pas supporter les types. Tous les types.

Camille se servit du café, se coupa du pain.

– Sol, dit-elle, tu étais en ville cette nuit. Tu n'as rien entendu?

Soliman secoua la tète en silence.

– Adamsberg a demandé qu'on aille l'attendre sur la place, dit-il. Des fois qu'on bouge en vitesse vers Châteaurouge. Les flics vont sûrement déplacer tout le dispositif là-bas.

Camille entra au ralenti dans Belcourt et gara la bétaillère à l'ombre sur la grand-place, entre la mairie et la gendarmerie.

– On attend, dit Soliman.

Ils restèrent tous les trois à l'avant du camion, sans parler. Camille, les bras allongés sur le volant, observait les rues silencieuses. A onze heures, un vendredi, la place de Belcourt était presque déserte. Une femme qui passait de temps à autre, avec un panier. Sur un banc de pierre face à l'église, une religieuse en gris leur jeta un coup d'œil, puis se remit à la lecture d'un gros volume en cuir. La demie sonna à l'église, puis moins le quart.

– Ça doit avoir chaud, les bonnes sœurs, l'été, remarqua Soliman.

Le silence retomba dans le camion. L'église sonna midi. Une voiture de police déboucha de la rue latérale et se gara devant la gendarmerie. Adamsberg en descendit avec Aimont et deux gendarmes. Il fit un signe en direction de la bétaillère et entra dans le bâtiment derrière ses collègues. Le soleil chauffait la place à blanc. La religieuse, sous l'ombre clairsemée du platane, n'avait pas bougé.

– “Abnégation, sacrifice de soi, renoncement”, dit Soliman. Elle attend une visite, ajouta-t-il avec un sourire. Une Visitation.

– Tais-toi, Sol, dit le Veilleux. Tu me déranges.

– Et qu'est-ce que tu fais?

– Tu le vois bien. Je veille.

L'église sonna le quart et Adamsberg sortit seul de la gendarmerie, traversant la longue place pavée pour rejoindre la bétaillère. Quand il fut à mi-chemin, le Veilleux se propulsa brusquement hors du camion, se cassa la gueule sur les marches et s'écrasa sur le trottoir.

– Couche-toi, mon gars! hurla-t-il de toute sa voix.

Adamsberg sut que c'était pour lui. II se jeta au sol pendant qu'une détonation explosait dans le silence. Le temps que la religieuse vise à nouveau, il s'était rué derrière le banc et l'avait saisie au cou, l'étranglant de son bras gauche. Son bras droit, en sang, pendait le long de son corps. Camille et Soliman s'étaient figés, le cœur battant à rompre.

Camille réagit la première, sauta du camion et se précipita vers le Veilleux, qui, toujours allongé sur le trottoir, ricanait en marmonnant “C'est bien, mon gars, c'est bien”. Quatre gendarmes couraient vers Adamsberg.

– Si tu ne me lâches pas, hurla la fille, je leur tire dedans!

Les gendarmes s'immobilisèrent à cinq mètres du banc.

– Et s'ils tirent, je flingue le vieux! ajouta-t-elle, en pointant son arme vers le Veilleux, toujours cloué au sol, les épaules reposant sur le bras de Camille. Et je vise bien! Demandez à ce salopard si je ne vise pas bien!

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