Sourcils froncés, Adamsberg repoussa son assiette vide, sucra son café. Peut-être que tout lui avait paru étrange dès le début. Trop formidable, ou trop poétique, pour être vrai. Quand la poésie surgit inopinément dans la vie, on est étonné, on est séduit, mais on s'aperçoit peu de temps après qu'on s'est fait rouler, que c'était juste une combine, une arnaque. Peut-être qu'il avait cru irréel qu'un immense loup ait surgi des ténèbres pour se jeter à l'assaut d'un village. Mais bon sang, c'était bien les dents d'un loup. Un chien fou peut-être? Non, le vétérinaire avait été assez clair là-dessus. Bien sûr il était très difficile de faire la différence sur de simples traces de morsures, mais tout de même, pas un chien. La domestication, l'abâtardissement, la réduction de taille, le raccourcissement de la face, le chevauchement des prémolaires, Adamsberg n'avait pas tout retenu mais bref, un chien, cela ne pouvait pas marcher avec ce grand écart qu'on mesurait entre les impacts des dents. Sauf, éventuellement, dans le cas d'un très grand chien, le dogue allemand. Est-ce qu'il y avait un dogue allemand échappé dans la montagne? Non, il n'y en avait pas. Donc c'était un loup, un grand loup.
Et cette fois, on avait relevé une empreinte au sol, celle d'une patte avant gauche, incrustée dans une bouse de brebis, à la droite du cadavre. Une trace de près de dix centimètres de largeur, la patte d'un loup. Quand on marche du pied gauche dans la merde, ça porte bonheur aux hommes. Adamsberg se demandait si ça valait aussi pour les loups.
Fallait pas avoir beaucoup de plomb dans le crâne pour acculer une bête pareille. Voilà ce qui arrive quand on fonce. Toujours aller trop vite, toujours précipiter les choses. Ça ne donne rien de bon. Péché d'impatience. Ou bien, ce n'était pas un loup comme les autres. En plus d'être grand, il était psychotique. Adamsberg ouvrit son carnet à dessins, tira un crayon de sa poche, mangé au bout, qu'il considéra avec un intérêt vague. Le crayon devait être à Danglard. C'était un type à ronger tous les crayons de la terre. Adamsberg le fit tourner entre ses doigts, examinant rêveusement les encoches profondes que les dents de l'homme y avaient taillées.
XII
Camille entendit démarrer la moto à l'aube. Elle n'avait pas même entendu Lawrence se lever. Le Canadien était un type silencieux et il prenait garde au sommeil de Camille. Lui se foutait plus ou moins de dormir alors que pour Camille, c'était une valeur centrale de l'existence. Elle entendit le bruit du moteur s'éloigner, jeta un œil au réveil, chercha la raison de toute cette hâte.
Si, Massart. Lawrence essayait de le surprendre avant qu'il ne parte pour les abattoirs de Digne. Elle se retourna et se rendormit dans l'instant.
A neuf heures, Lawrence revenait et la secouait à l'épaule.
– Massart n'a pas dormi chez lui. Sa voiture est toujours là. N'est pas parti travailler.
Camille s'assit, frotta ses cheveux.
– On va prévenir les flics, continua-t-il.
– On va leur dire quoi?
– Que Massart a disparu. Qu'il faut fouiller la montagne.
– Tu ne parleras pas de Suzanne?
Lawrence secoua la tête.
– On va fouiller sa baraque d'abord, dit-il.
– Fouiller chez lui? Tu es dingue?
– Faut qu'on le retrouve.
– A quoi ça servira de fouiller sa piaule?
– Nous dira peut-être où il est allé.
– Qu'est-ce que tu crois trouver? Sa peau de loup-garou pliée dans un placard?
Lawrence haussa les épaules.
– God, Camille. Cesse de parler. Viens.
Trois quarts d'heure plus tard, ils entraient dans la petite maison, moitié parpaings-moitié planches, de Massart. La porte était simplement poussée.
– Je préfère ça, dit Camille.
La baraque ne comportait que deux pièces, une petite salle assez noire, à peine meublée, une chambre et un cabinet de toilette. Dans le coin de la salle, un gros congélateur formait la seule note voyante de modernité.
– Cradingue, murmura Lawrence en inspectant la pièce. Les Français sont cradingues. Faut ouvrir le congélateur.
– Fais-le toi-même, dit Camille, sur la réserve. Lawrence débarrassa le dessus du frigo – casquette, lampe de poche, journal, carte routière, oignons -, posa le tout sur la table et souleva le couvercle.
– Alors? demanda Camille qui s'était collée sur le mur d'en face.
– Viande, viande et viande, commenta Lawrence. D'une main, il fouilla le contenu jusqu'au fond.
– Des lièvres, des garennes, du bœuf, et un quart de chamois. Massart braconne. Pour lui, pour son chien, ou pour les deux.
– Des bouts de mouton?
– Non.
Lawrence laissa retomber le couvercle. Rassérénée, Camille s'assit à la table et déplia la carte routière.
– Il note peut-être ses chemins de montagne, dit-elle.
Sans un mot, Lawrence se dirigea vers la chambre, souleva le sommier, le matelas, ouvrit les tiroirs de la table de chevet, de la commode, inspecta le petit placard en bois. Cradingue.
Il revint dans la salle en frottant ses mains sur son pantalon.
– Ce n'est pas une carte du coin, dit Camille. C'est une carte de France.
– Quelque chose de marqué dessus?
– Sais pas. On ne voit rien dans cette pièce.
Lawrence haussa les épaules, ouvrit le tiroir de la table, en renversa le contenu sur la toile cirée.
– Bourre ses tiroirs d'un monceau de vieilles merdes, dit-il. Bullshit.
Camille s'approcha de la porte restée grande ouverte et plaça la carte dans la lumière du jour.
– Il a tracé tout un itinéraire au crayon rouge, dit-elle. Depuis Saint-Victor jusqu'à…
Lawrence examina rapidement les objets épars, renfourna le tout dans le tiroir, souffla sur la poussière retombée sur la table. Camille déplia l'autre moitié de la carte.
– … Calais, termina-t-elle. Puis ça enjambe la Manche et ça atterrit en Angleterre.
– Voyage, commenta Lawrence. Aucun intérêt.
– Par les petites routes. Il en a pour des jours.
– Aime les petites routes.
– Et n'aime pas les gens. Qu'est-ce qu'il compte faire en Angleterre?
– Oublie, dit Lawrence. Rien à voir. C'est peut-être déjà vieux.
Camille replia la moitié de la carte, réexamina le coin du Mercantour.
– Viens voir, dit-elle.
Lawrence leva le menton.
– Viens voir, répéta-t-elle. Trois croix au crayon. Lawrence se pencha sur la carte.
– Vois pas.
– Ici, dit Camille en appliquant son doigt. On les remarque à peine.
Lawrence prit la carte, sortit et examina les marques rouges en pleine lumière, sourcils froncés.
– Les trois bergeries, dit-il entre ses dents. Saint-Victor, Ventebrane, Pierrefort.
– Ce n'est pas certain. L'échelle est trop grande.
– Si, dit Lawrence en secouant ses cheveux. Bergeries.
– Et après? Cela montre que Massarl s'intéresse aux attaques, comme toi, comme tous les autres. Il veut voir comment bouge le loup. Vous aussi, dans le Mercantour, vous avez marqué la carte.
– En ce cas, aurait pointé les autres attaques, celles de l'an passé, et celles de l’an d'avant.
– S'il ne s'intéresse qu'au grand loup?
Lawrence replia rapidement la carte, la glissa dans sa veste, referma la porte.
– On s'en va, dit-il.
– La carte? Tu ne la ranges pas?
– On l'emporte. Voir ça de plus près.
– Et les flics? S'ils l'apprennent?
– Qu'est-ce que tu veux qu'ils en branlent de la carte, les flics?
– Tu parles comme Suzanne.
– Je t'ai dit. Elle m'a chauffé la tête.
– Elle t'a trop chauffé la tête. Remets la carte.
– C'est toi, Camille, qui veux protéger Massart. Mieux vaut pour lui qu'on escamote sa carte.
A la maison, Camille ouvrit grands les volets et Lawrence étala la carte de France sur la table en bois.
– Elle pue, cette carte, dit-il.