– Faut pas vous biler, lui cria Buteil, élevant la voix pour couvrir le sifflement du jet d'eau. Ce camion, c'est comme la Belle et la Bête, ça se transforme. J'en fais un trois étoiles en moins de deux heures.
– Buteil, expliqua Soliman à Camille, a souvent pris la bétaillère pour se promener en famille. Fais-lui confiance, t'auras tout le confort et une chambre pour toi seule.
– Si tu le dis, dit Camille en hésitant.
– Le seul truc, c'est l'odeur, reconnut Soliman. On ne peut pas tout à fait s'en débarrasser. C'est incrusté dans le bois.
– Oui.
– Même dans le fer.
– Oui.
Soudain, le jet s'arrêta net. Soliman regarda sa montre. Dix heures trente.
– Faut se changer, dit-il d'une voix tremblée. Ça va être l'heure.
Les deux hommes croisèrent Lawrence qui remontait le chemin de terre à petite vitesse. Le Canadien, habillé de sombre, béquilla sa moto, enlaça Camille.
– T'ai pas trouvée à la maison, dit-il. Urgence aux Écarts?
– J'accompagne Soliman et le Veilleux après l'enterrement. Ils veulent coller après Massart et ils n'ont pas le permis.
– Quel rapport? dit Lawrence en se reculant et en regardant Camille.
– Je sais conduire le camion.
Lawrence secoua la tête.
– Tu l'as fait exprès? demanda-t-il d'une voix un peu contenue. D'être camionneur? Tu ne pouvais pas t'en empêcher?
Camille haussa les épaules.
– Ça s'est fait comme ça, dit-elle. Pendant les tournées en Allemagne, le régisseur de l'orchestre ne voulait pas conduire jour et nuit. Il m'a appris sur le tas.
– God, camionneur, dit Lawrence, qui était contraint à cause de Camille, rien qu'à cause de Camille, de tailler d'énormes encoches dans ses idéaux.
– Ça n'a rien de dégradant, dit Camille.
– Ça n'a rien de surfin non plus.
– Non plus.
– Qu'est-ce que c'est que cette histoire de chauffeur avec Soliman et le Veilleux? Tu les déposes où?
– C'est la question, Lawrence. Je ne les dépose pas, je les conduis au bout du monde jusqu'à ce qu'ils agrippent Massart.
– Tu veux dire que ces deux types ont réellement décidé de chercher Massart? demanda Lawrence en commençant à s'alarmer.
– C'est cela.
– Et c'est toi qui vas les emmener? Tu pars?
– Oui. Pas longtemps, dit Camille, un peu hésitante.
Lawrence posa ses mains sur ses épaules.
– Tu pars? répéta-t-il.
Camille leva les yeux. Une douleur fugitive passa sur le visage du Canadien. Il secoua ses cheveux.
– Mais pas tout de suite, dit-il en serrant ses doigts sur son épaule. Reste avec moi. Reste cette nuit.
– Sol veut partir après l'enterrement.
– Une nuit.
– Je reviens. Je t'appellerai.
– N'a pas de sens, murmura Lawrence.
– Les flics ne bougent pas et l'homme en tuera d'autres. Tu l'as dit toi-même.
– God. T'ai pas dit de partir.
– Ils ne savent pas conduire.
– J'ai envie que tu restes, insista Lawrence.
Camille secoua doucement la tête.
– Ils m'attendent, dit-elle à voix basse.
– Jésus Christ, dit Lawrence en s'éloignant. L'enfant, le vieillard et la femme aux trousses d'un type comme Massart. Vous vous figurez quoi tous les trois?
– Je ne me figure rien, je conduis.
– Tu te figures quelque chose. Rattraper Massart?
– Ça peut se faire.
– Tu rigoles. Pas un jeu d'enfant. Faut des éléments d'enquête.
– S'il égorge d'autres brebis, on le suivra à la trace.
– Suivre, ce n'est pas attraper.
– On peut se renseigner, savoir dans quelle bagnole il roule. Quand on saura ça, on aura une chance de le repérer. L'affaire de quelques jours peut-être.
– C'est tout ce qu'ils lui veulent? demanda Lawrence, méfiant.
– Soliman devait le tuer et le Veilleux devait l'ouvrir depuis la gorge jusqu'aux couilles, après sa mort, par humanité. J'ai dit que je ne conduirais pas leur foutu camion si on
ne ramenait pas Massart au grand complet.
– Dangereux, dit Lawrence, que la privation rendait un peu rageur. Grotesque et dangereux.
– Je le sais.
– Alors pourquoi le fais-tu?
Camille hésita.
– Ça s'est embringué comme ça, dit-elle pour toute explication.
Et en effet, sur le moment, elle n'en voyait pas de meilleure à proposer.
– Bullshit, gronda Lawrence en revenant vers elle. Tu n'as qu'à le désembringuer.
Camille haussa les épaules.
– Il y a des trucs qui s'embringuent pour des tas de mauvaises raisons et que tu ne peux plus désembringuer, même pour des tas de bonnes raisons.
Lawrence baissa les bras, un peu accablé.
– Bon, dit-il d'un ton morne. Avec quel camion partez-vous?
– Avec celui-là, dit Camille en désignant la bétaillère d'un mouvement de menton.
– Ça, dit Lawrence fermement, c'est une bétaillère. C'est une bétaillère qui pue la merde et le suint. Ce n'est pas un camion.
– Paraît que si, en fait. Buteil dit qu'une fois lessivé, torché, bâché et installé, ce sera comme un palace ambulant.
– Ça va être cradingue, Camille. Tu y as réfléchi?
– Oui.
– Et dormir avec ces deux types? Tu y as réfléchi aussi?
– Oui. Ça s'est embringué, c'est tout.
– Tu as pensé que Massart pouvait vous repérer?
– Pas encore.
– Eh bien, il le peut. Et ce n'est pas cette foutue bâche qui vous protégera la nuit.
– On l'entendra venir.
– Et après, Camille? Vous ferez quoi vous trois, l'enfant, le vieillard et la femme?
– Je ne sais pas. On avisera, je suppose.
Lawrence écarta les bras en un geste d'impuissance.
XVI
Une réception aux Écarts suivit l'enterrement de Suzanne Rosselin. Il y avait beaucoup à commenter car l'inhumation s'était déroulée dans une sobriété déconcertante, suivant en cela les recommandations que Suzanne avait faites quatre années auparavant à son notaire, selon lesquelles "elle en avait rien à branler des fleurs et des poignées en or, qu'elle préférait que le petit conserve les économies pour aller voir la terre de ses ancêtres et qu'enfin, on enterre avec elle la vieille brebis Mauricette quand elle viendrait à décéder, car Mauricette avait été une amie certes pas très dégourdie mais aimante et fidèle, que le curé veuille bien en toucher un mot à la cérémonie". Le notaire lui avait fait valoir que cette exigence païenne n'avait aucune chance d'aboutir, et Suzanne avait dit qu'elle n'en avait rien à branler de l'orthodoxie et qu'elle irait voir ce connard de curé elle-même pour régler le cas de Mauricette.
Le curé s'était apparemment souvenu des recommandations subies et avait évoqué un peu gauchement l'attachement de Suzanne à son cheptel.
Vers quatre heures, la dernière voiture du village quitta les Écarts. Camille, le front bourdonnant, rejoignit Buteil au camion. Plus elle y songeait, plus les préparatifs de la bétaillère l'inquiétaient.
Buteil les attendait en fumant tristement, assis sur le marchepied à l'arrière du camion.
– C'est prêt, dît-il en voyant arriver la jeune femme.
Camille examina le véhicule, à présent entièrement bâché à mi-hauteur sur les flancs et le toit. Sa carrosserie grise était en partie décrassée.
Buteil tapota le flanc du camion du plat de la main et en fit résonner les tôles, comme pour faire les présentations.
– Il a vingt ans, c'est le bel âge, annonça-t-il. Un 508 c'est du costaud, mais il y a des inconvénients. Freins à tambour, faut bien s'appliquer dans les descentes, direction non assistée, faut en donner un vieux coup dans les tournants, sans compter qu'il y a du jeu. Les pédales sont molles. C'est la seule chose qui ait fait soumission dans ce camion.
Buteil se tourna vers Camille, l'examina des pieds à la tête, jaugeant son corps d'un œil de praticien, silhouette longue, bras fins, poignets étroits.
– C'est peut-être très joli pour une femme, dit-il avec un claquement de langue, mais ça va moins bien pour un camionneur. Je ne sais pas si vous pourrez le tenir.