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– De sorte que Massait ne serait jamais qu'un manteau de fourrure retourné?

– Si tu veux.

– Et ses dents? Elles sont réversibles? Où les range-t-il, le jour?

Lawrence posa son verre sur la table et se tourna vers Camille.

– Ça ne sert à rien de s'énerver, Camille. Bullshit, c'est pas moi qui le dis. C'est la grosse.

– Suzanne.

– Suzanne.

– Oui, dit Camille. Pardonne-moi.

Camille se leva, attrapa le bocal de raisins, le vida dans sa tasse. Grain par grain, ça finissait tout de même par dégourdir les muscles. C'est Suzanne qui avait fait les raisins. La maîtresse des Écarts distillait dans son arrière-cuisine une quantité de marc – d'eau ardente, elle appelait ça – qui dépassait largement le plafond légal concédé aux possesseurs de vigne. «Je m'en branle, du plafond légal», disait-elle. Suzanne se foutait d'ailleurs de tous les plafonds et planchers légaux du monde, des impôts, de la vignette, des quotas, des assurances, des normes françaises de sécurité, des dates de péremption et de l'entretien des parties mitoyennes. C'était Buteil, son intendant, qui veillait à ce que l'exploitation ne verse pas tout à fait hors de la citoyenneté minimale et le Veilleux qui se chargeait des contrôles sanitaires. Camille se demandait comment une femme qui enfonçait l'ordre commun comme elle aurait démoli une simple porte de grange pouvait adhérer à une rumeur aussi dangereusement consensuelle que celle d'un loup-garou. Elle revissa le bouchon et fit quelques pas, la main fermée sur sa tasse. Sauf si Suzanne, à force d'hostilité aux lois collectives, se créait son ordre propre. Son ordre, ses lois, ses explications du monde. Pendant que tous couraient en masse après une bête, formant un seul bloc au service d'une seule idée, Suzanne Rosselin, ennemie de toute pensée unanime, campait seule. Elle défiait le consensus, inventait une autre logique, quelle qu'elle soit, pourvu que ce ne fût pas celle des autres.

– Elle est fêlée, résuma Lawrence, comme s'il avait suivi les pensées de Camille. Elle vit à côté du monde.

– Toi aussi. Tu vis dans la neige, avec les ours.

– Mais je ne suis pas fêlé. C'est sûrement un miracle mais je ne suis pas fêlé. C'est la différence entre la grosse et moi. Elle se fout de tout. Elle se fout de puer le suint de mouton.

– Laisse tomber ce suint, Lawrence.

– Je ne laisse rien tomber. Elle est dangereuse. Pense à Massart.

Camille se passa la main sur le visage. Lawrence avait raison. Que Suzanne déraille avec un loup-garou, passe. On déraille avec ce qu'on veut. Mais accuser un homme, c'était autre chose.

– Pourquoi Massart?

– Parce qu'il n'a pas de poils, répéta patiemment Lawrence.

– Non, dit Camille un peu exténuée. A part les poils, oublie ces foutus poils. Pourquoi crois-tu qu'elle s'en prend à lui? C'est un type un peu comme elle, exclu, solitaire, pas aimé. Elle devrait le défendre.

– Justement. Il est trop comme elle. Ils chassent sur les mêmes terres. Eîle doit l'éliminer.

– Tu penses trop aux grizzlis.

– C'est comme ça que ça marche. Ce sont deux concurrents féroces.

Camille hocha la tête.

– Qu'est-ce qu'elle t'a dit de lui? A part les poils?

– Rien. Soliman est arrivé et elle s'est tue. Je n'ai rien su de plus.

– C'est déjà pas mal.

– C'est beaucoup trop.

– Qu'est-ce qu'on peut faire?

Lawrence s'approcha de Camille, lui posa les mains sur les épaules.

– Je vais te dire ce que me répétait mon père.

– Bon, dit Camille.

– Si tu veux rester libre, ferme ta gueule.

– Vu. Et ensuite?

– On la boucle. Si par malheur l'accusation de la grosse franchissait les frontières des Écarts, il faudrait tout craindre pour Massart. Tu sais ce qu'on leur faisait, il y a à peine deux cents ans, dans ton pays, à ceux qu'on soupçonnait?

– Dis-le. Au point où on en est.

– On leur ouvrait le bide depuis la gorge jusqu'aux couilles pour voir si les poils étaient dedans. Ensuite, c'était trop tard pour pleurer son erreur.

Lawrence serra ses mains sur les épaules de Camille.

– Faut pas que ça sorte de sa putain de bergerie, scanda-t-il.

– Je ne crois pas que les gens soient si tarés que tu te le figures. On ne se ruerait pas sur Massart. Les gens savent bien que c'est un loup qui tue.

– Tu as raison. En temps ordinaire, tu aurais même tout à fait raison. Mais tu oublies ceci: ce loup n'est pas un loup comme les autres. J'ai vu l'empreinte de ses dents. Et tu peux me croire, Camille, si je te dis que c'est une bête puissante, une bête comme je crois n'en avoir jamais vu.

– Je te crois, dit Camille à voix basse.

– Et bientôt, je ne serai plus le seul à le savoir. Les gars ne sont pas aveugles, ils sont même compétents, quoi qu'en dise la grosse. Bientôt, ils sauront. Ils sauront qu'ils ont affaire à quelque chose d'hors du commun, quelque chose qu'ils n'ont jamais vu. Tu comprends, Camille? Tu comprends le danger? Quelque chose de pas normal. Alors, ils auront peur. Alors ils seront perdus. Alors ils embrasseront les idoles et ils brûleront les marginaux. Et si la grosse Suzanne déclenche la rumeur, ils se jetteront sur Massart et ils lui ouvriront le bide depuis la gorge jusqu'aux couilles.

Camille hocha la tète, tendue. Jamais Lawrence n'avait autant parlé d'un coup. Il ne la lâchait pas, comme pour la protéger. Camille sentait ses mains brûlantes contre son dos.

– Voilà pourquoi il faut absolument qu'on trouve cette bête, morte ou vive. Morte si c'est eux, vive si c'est moi. D'ici là, on la boucle.

– Et Suzanne?

– On va aller la voir demain, lui ordonner de la boucler.

– Elle n'aime pas les ordres.

– Mais elle m'aime bien.

– Elle a pu parler à quelqu'un d'autre que toi.

– Je ne crois pas. Vraiment pas.

– Pourquoi?

– Parce qu'elle estime que tous ceux de Saint-Victor sont des foutus connards. Sauf moi, parce que je suis étranger. Elle m'a parlé aussi parce que je connais les loups.

– Pourquoi ne m'as-tu rien dit, mercredi soir, en revenant des Écarts?

– Je pensais qu'on lèverait l'animal à la battue, et que tout s'oublierait. Je ne voulais pas te démolir la grosse pour rien.

Camille hocha la tête.

– Elle est cinglée, ta Suzanne, murmura Lawrence.

– Je l'aime bien quand même.

– Je sais.

IX

Le lendemain matin, à sept heures trente, Lawrence fit démarrer sa moto. Camille, à peine réveillée, s'installa à l'arrière et ils parcoururent à petite vitesse les deux kilomètres qui les séparaient des Écarts. Camille se tenait d'une main au ventre de Lawrence et serrait de l'autre le bocal de raisins vide. Suzanne Rosselin ne fournissait pas en raisins si on ne rapportait pas son bocal, c'était la loi.

Lawrence tourna à gauche, s'engagea sur le chemin caillouteux qui menait à la bâtisse.

– Les flics, cria Camille en secouant Lawrence à l'épaule.

Lawrence fit signe qu'il avait vu, coupa les gaz et descendit. Tous deux ôtèrent leurs casques et observèrent le break bleu qui stationnait devant la bergerie, comme l'autre jour, et les mêmes gendarmes, le petit et le moyen, qui allaient et venaient de la voiture au bâtiment.

– God, dit Lawrence.

– Merde, dît Camille. Une autre attaque.

– Bullshit. Ce n'est pas ça qui va calmer la grosse.

– Suzanne.

– Suzanne.

– Il aurait mieux valu que ça tombe ailleurs.

– C'est le loup qui choisit, dit Lawrence. Pas le hasard.

– Il choisit?

– Sûr. Tâtonne au début, et trouve. Accès facile, bergerie isolée, chiens à la laisse. Alors il revient. Et reviendra. S'il prend des habitudes, ça aidera pour le coincer.

Lawrence posa les casques et les gants sur la moto.

– On y va, dit-il. Vérifier les blessures. Si c'est les mêmes.

Lawrence secoua ses longs cheveux blonds, comme un animal qui se réveille, ce qu'il faisait souvent en cas de difficulté. Camille enfonça ses poings dans les poches de son pantalon. Le chemin sentait le thym et le basilic et, pensait Camille, le sang. Lawrence trouvait que ça sentait surtout et toujours le suint de mouton et la pisse fermentée.

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