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Presque accessible. Tout, toujours, est dans ce presque. Si on parcourait ces cinquante mètres qui vous séparent de la fille nue à la rivière sans se soucier de rien, et que la fille nue soil contente de vous voir, pas mal des problèmes de la planète seraient simplifiés. Mais ça ne marche pas comme ça. Jamais. Ces cinquante derniers mètres sont d'une inconcevable complication, au départ, à l'arrivée, au milieu. Rien ne va.

Camille passa devant lui, une serviette autour des épaules. Soliman, assis en tailleur au sol, serra ses bras autour de ses genoux.

Presque accessible. Les cinquante derniers mètres les plus compliqués du monde.

XIX

Arrivé la veille au soir en Avignon, Jean-Baptiste Adamsberg avait trouvé un recoin idéal, de l'autre côté du Rhône, pour aller faire tanguer ses pensées. Où qu'il soit, une sorte de maître-instinct lui permettait de repérer en quelques heures les recoins nécessaires à sa survie. Il ne s'en faisait donc jamais, quand il voyageait, sur l'endroit où il allait atterrir. II savait qu'il trouverait. Ces recoins de survie se ressemblaient un peu tous, quels que soient le relief, le climat, la végétation de l'endroit, que ce fût ici, en Avignon, ou à l'autre bout du monde. Il s'agissait de trouver un lieu assez vide, assez sauvage, assez dissimulé pour que son esprit puisse se distendre sans contrainte, mais assez modeste aussi pour qu'on ne soit pas obligé de regarder ce lieu, de lui dire qu'il est beau. Les paysages à vous couper le souffle sont très gênants pour la pensée. On est obligé de s'occuper d'eux, on n'ose pas s'asseoir dessus sans un minimum d'égards.

Adamsberg avait passé la journée entière dans les locaux du commissariat d'Avignon, à encercler cet homme d'affaires résistant, le beau-frère du jeune garçon assassiné rue Gay-Lussac. Le commissaire n'avait pas encore abattu son jeu, c'était trop tôt. Il avait mené le gars dans une conversation fluide, onctueuse, qui avait fait dériver le type bien plus loin qu'il ne l'aurait souhaité, comme un canot s'éloigne insensiblement du rivage, vague après vague. Et quand le type regarde, c'est trop tard, c'est trop loin, il ne peut plus revenir à la grève. Adamsberg procédait souvem de la sorte lors d'interrogatoires difficiles, appliquant cette méthode enveloppante qu'il n'avait jamais su exposer, ni même nommer, même quand un collègue aussi cher que Danglard lui en avait demandé les rudiments.

Il ne savait pas. Il l'appliquait, c'est tout, parce que avec certains types, il n'y avait pas d'autres méthodes envisageables. Quels types? Eh bien, des types dans le genre de ce type d'Avignon par exemple.

Pour le moment, l'homme se rendait encore vaguement compte que le commissaire l'emmenait là où il ne devait surtout pas aller, dans des eaux dangereuses où il n'avait plus pied. Il réagissait. Il se défilait par à-coups. Adamsberg estimait avoir encore besoin d'une douzaine d'heures pour pouvoir le déséquilibrer et le vaincre. Quand il l'entendrait avouer le meurtre du jeune homme, il éprouverait cette joie brève qui naissait en lui chaque fois que l'intuition entrait en contact avec la raison. Adamsberg sourit. Il doutait souvent, mais pas sur cette affaire. Le type boirait la tasse, c'était une question de temps.

Assis dans l'herbe au bord du Rhône, à l'écart d'une petite route qui longeait la berge, dans une sorte de clairière à l'horizon bouché par des haies de saules, Adamsberg plongeait dans la rivière une longue branche et luttait du bout de cette branche contre le courant. Le flux se rompait avant l'obstacle, se reconstituait après, des feuilles mortes passaient en courant dessus ou dessous la branche. Bien sûr, cela n'allait pas l'occuper toute la vie.

Il avait appelé Paris. Sabrina Monge n'avait encore rien tenté pour connaître son refuge. N'ayant pas vu le commissaire rentrer chez lui la veille, elle avait laissé une de ses jeunes esclaves à son poste et établi son campement non loin de la seconde sortie, par les caves. L'autre esclave les

ravitaillait toutes deux. Mais, avait dit Danglard, Adamsberg n'étant apparu ce matin ni par l'un ni par l'autre de ces deux accès, elle avait l'air de commencer à s'en faire.

– Elle se fait même un sacré souci, avait dit Danglard. On ne sait plus, à force, si elle veut vous tuer ou vous épouser.

Adamsberg, lui, ne se faisait aucun souci. Sabrina Monge voulait le tuer.

Il leva la branche hors du fleuve, consulta sa montre intérieure. Entre huit heures vingt et la demie. Il avait oublié d'écouter la radio à huit heures.

Il était donc sans nouvelles du grand loup.

Il déposa la branche le long de la berge, un peu dissimulée dans l'herbe. Il serait peut-être content de la revoir demain, qui sait, qui peut dire. C'était une longue et solide branche, très pratique pour discuter paisiblement avec les fleuves. Il se leva, frotta vaguement son pantalon froissé pour le débarrasser des herbes. Il irait manger quelque chose en ville, retrouver du bruit, du monde, peut-être une tablée d'Anglais, avec de la chance.

Il secoua la tête. Il était un peu désolé d'avoir raté le grand loup.

XX

Assise jambes croisées sur un méplat de la roche, le chien couché sur ses bottes, Camille regardait la nuit envelopper le Mercantour. Partout où cherchait son regard, les montagnes opposaient leurs masses noires et compactes, somptueuses et sans espoir.

Tôt ou tard, il faut sortir de la montagne. Tôt ou tard, Massart serait hors de sa protection. Sans doute. L'hypothèse du garage de Loubas était intéressante. Mais peut-être se trompaient-ils tous. Peut-être Massart ne suivrait-il aucune route, ni ne chercherait aucune voiture. Peut-être resterait-il enfoui à jamais dans le Mercantour. Maintenant que Camille avait sous les yeux ce vaste territoire aussi désert qu'aux premiers temps du monde, elle croyait cela possible. Soixante-dix kilomètres de roches et de forêts presque vierges, mais combien en en comptant toutes les montées et les descentes, et tous les flancs et toutes les facettes? Cent fois plus, mille fois plus. Il y avait là pour Massart un pays immense et vide, où il n'aurait qu'à tendre les crocs pour puiser de l'eau, de la viande et des victimes en abondance.

Mais il y avait le froid. Camille se serra dans sa veste. A présent que la nuit était tombée, il ne faisait plus que dix degrés, et il en ferait six vers quatre heures du matin, avait annoncé le Veilleux. Et on était fin juin. Elle tendit le bras vers la bouteille de blanc de Saint-Victor, s'en versa un fond de verre. Massart pouvait-il tenir avec le froid? Des mois entiers sous la neige? Sans autre habitat que la fourrure des loups? Il pourrait faire du feu, mais le feu le ferait repérer. Donc, il aurait froid. Donc, il sortirait du Mercantour, tôt ou tard. Mais pas forcément demain, à Loubas, comme Le Veilleux et Soliman en avaient l'air convaincu. Leur assurance surprenait Camille. Ils ne semblaient douter ni de leur réussite ni de la qualité de leur entreprise. Alors qu'à ses yeux, cette poursuite paraissait par moments sensée défendable, et parfois bancale et sans esprit.

Massart ne sortirait peut-être du Massif qu'au moment des premiers froids, en octobre. D'ici là, quatre mois, est-ce qu'ils camperaient dans la bétaillère aux portes de Loubas? Personne n'en parlait, personne n'évoquait l'incertitude de cette traque. On aurait suivi un loup équipé d'un émetteur qu'on n'aurait pas été plus assuré. Camille secoua la tête dans la nuit, remonta le col de sa veste, avala une gorgée de vin piégeux. Elle n'était pas du tout assurée, elle. Elle ne voyait pas venir l'histoire de la manière aisée avec laquelle le vieillard et l'enfant la déroulaient. Elle voyait quelque chose de plus sombre, de plus chaotique, quelque chose de plus terrible au fond que ce pistage prédéterminé auquel ils s'accrochaient tous, carte en main.

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