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Et quelque chose de dangereux. Camille porta les jumelles à ses yeux. On ne voyait rien, dans ce noir d'encre des pentes rocheuses. Massart pouvait se glisser à dix pas d'elle, avec le loup, sans même qu'elle l'aperçoive. Le chien la rassurait. Il sentirait l'approche du groupe bien avant qu'il ne soit sur elle. Camille passa ses doigts dans son pelage. C'était un chien qui puait le chien, bien sûr, mais elle lui était reconnaissante d'être vautré sur ses bottes. Comment s'appelait ce chien, au fait? Inberbolt? Instertock? C'était étrange, cette manie qu'il avait de se coucher sur les chaussures des gens.

Elle alluma la lampe, jeta un coup d'œil à sa montre, l’éteignit. Dans un quart d'heure, elle réveillerait Soliman.

La main gauche autour du chien, la main droite autour du verre, elle fixa la montagne, droit dans les yeux. La montagne, elle, ne prenait pas la peine de la regarder. Elle l'ignorait, superbement.

XXI

La descente du Mercantour, dans le demi-jour de l'aube, ne fut pas plus facile que l'ascension, et presque aussi longue. Un peu avant six heures du matin, Camille, les bras et le dos douloureux, arrêta la bétaillère à trente mètres du garage du cousin, à Loubas. Il n'y avait plus qu'à attendre que Massart émerge.

Personne n'avait aperçu sa silhouette dans la montagne, le chien n'avait pas grondé de la nuit. Massart était sans doute passé très au large, avait suggéré le Veilleux.

Camille descendit pour préparer du café à l'arrière. Les yeux lui piquaient un peu. Le Veilleux avait, lui semblait-il, beaucoup ronflé pendant les cinq heures de sommeil commun, mais ça ne l'avait pas tellement gênée. Elle n'avait pas mal dormi, tout compte fait, sur ce vieux lit à ressorts, dans ce camion entièrement graissé au suint de mouton. A la fraîche, l'odeur n'était pas partie pour autant. Cette histoire d'odeur qui s'envole, c'était tout simplement un rêve de Buteil, une fable, comme celle des tapis volants. Elle gardait de la nuit le souvenir d'un rêve menaçant, et de chocs autour du camion. Quelqu'un qui touchait au camion. Mais rien n'avait bougé dans la bétaillère et Soliman, qui avait fait la garde à vingt pas de là, n'avait rien vu. Irvektor non plus, ou quel que soit son nom. Peut-être le Veilleux qui s'était levé, victime d'une insomnie. Il avait dit que certaines nuits, il lui arrivait de rester debout jusqu'à l'aube, au milieu de ses moutons. Camille emporta la cafetière pleine du sucre et trois tasses en fer.

– Qu'est-ce qu'on entend, au juste, par “suint” de mouton? demanda-t-elle en remontant dans la cabine. De la sueur? Du suif?

– “Suint”, répondit aussitôt Soliman. “Humeur onctueuse qui suinte du corps des bêtes à laine.”

– Ah. Merci, dit Camille.

Soliman ferma la bouche comme on ferme un livre et tous trois, tasse en main, fixèrent à nouveau leur regard sur la porte en tôle du garage. Soliman voulait que six yeux veillent plutôt que deux. Si une voiture s'éjectait rapidement, ils ne seraient pas de trop pour capter les détails essentiels. Soliman avait distribué les parts: Camille devait regarder le visage du conducteur, et rien d'autre, le Veilleux devait relever la marque et la couleur de la voiture, et lui-même le numéro de la plaque. Ensuite, on ajusterait les éléments ensemble.

– Au début du monde, commença Soliman, l'homme avait trois yeux.

– Merde, dit le Veilleux. Nous assomme pas avec tes histoires. Tiens-toi tranquille.

– Il voyait tout, continua Soliman, imperturbable. Il voyait très loin, très clair, il voyait la nuit, et il voyait les couleurs qui sont en dessous du rouge et par-dessus le violet. Mais il ne voyait rien dans les pensées de sa femme, et cela rendait l'homme très mélancolique, et parfois fou. Alors l'homme alla supplier le dieu du marais. Celui-ci le mit en garde mais l'homme le supplia tant que le dieu, lassé, accéda à son désir. De ce jour, l'homme n'eut plus que deux yeux et vit dans les pensées de sa femme. Et ce qu'il y découvrit l'étonna tellement qu'il n'y vit plus clair dans le reste de l'univers. C'est pour cela qu'aujourd'hui, les hommes voient mal.

Camille se retourna vers Soliman, un peu déconcertée.

– Il les invente, dit le Veilleux d'un ton hostile et las. Il invente des foutues histoires africaines pour expliquer le monde. Et ça explique rien du tout.

– On ne sait jamais, dit Camille.

– Rien du tout, répéta le Veilleux. Au lieu de ça, ça le complique.

– Ne quitte pas le garage des yeux, Camille, dit Soliman. Ça ne complique pas, ajouta-t-il en se tournant vers le Veilleux. Ça dit juste pourquoi on doit se mettre à trois pour ne voir qu'une seule chose. C'est pour clarifier.

– Tu penses, dit le Veilleux.

A dix heures, aucune voiture n'était apparue. Camille, le dos fatigué, avait pris la liberté d'aller faire quelques pas sur la petite route. A midi, le Veilleux lui-même commença à se décourager.

– On l'a raté, dit Soliman d'une voix sombre.

– Il est déjà passé, dit le Veilleux. Ou il est encore là-haut.

– Il peut rester des semaines là-haut, dit Camille.

– Non, dit Solîman. Il va bouger.

– S'il a une voiture, il n'est plus forcé de se déplacer de nuit. Il peut rouler de jour. Il peut sortir de ce garage à cinq heures du soir comme il peut en sortir à l'automne.

– Non, répéta Soliman. Il se déplacera de nuit et il dormira le jour. On pourrait entendre ses bêtes, le loup qui hurle. C'est trop risqué. Et puis c'est un homme de la nuit.

– Alors qu'est-ce qu'on attend ici, en plein midi? dit Camille.

Soliman haussa les épaules.

– “Espérance”, dit-il.

– Allume la radio, coupa Camille. Il n'a pas attaqué dans la nuit de mardi à mercredi, il l'a peut-être fait cette nuit. Cherche une station régionale.

Soliman manœuvra le bouton de la radio pendant un bon moment. Le son allait et venait, l'émission crépitait.

– Putain de montagnes, dit-il.

– Respecte les montagnes, dit le Veilleux.

– Oui, dit Soliman.

Il capta une station, écouta en sourdine, puis monta le son.

– C'est pour nous, murmura-t-il.

– … térinaire qui avait examiné les précédentes victimes s'estime fondé à croire qu'il s'agirait du même animal, un loup de taille peu commune. L'animal avait, on s'en souvient, attaqué plusieurs bergeries au cours des jours passés et causé la mort de Suzanne Rosselin, une habitante de Saint-Victor-du-Mont qui avait tenté de l'abattre. Cette fois, c'est à la Tête du Cavalier, dans le canton de Fours, Alpes-de-Haute-Provence, que le loup aurait, au cours de la nuit dernière, renouvelé ses méfaits, s'en prenant à cinq des brebis du troupeau. Les gardes du Parc naturel du Mercantour s'accordent à croire qu'il s'agirait d'un jeune mâle en quête de territoire et escomptent que d'ici…

Camille tendit vivement le bras pour attraper la carte.

– Montre-moi où est cette Tête du Cavalier, dit-elle à Soliman.

– De l'autre côté du Mercantour, tout au nord. Il a passé le Massif.

Soliman déplia la carte avec de grands gestes, la posa sur les genoux de Camille.

– Là, dit-il, dans les alpages. C'est sur la route rouge, celle qu'il a tracée, à deux kilomètres en retrait de la départementale.

– Il est devant nous, dit Camille. Bon sang, il est huit kilomètres devant nous.

– Merde, dit le Veilleux.

– Qu'est-ce qu'on fait? dit Soliman.

– On lui colle au cul, dit le Veilleux.

– Une seconde, coupa Camille.

Sourcils froncés, elle monta à nouveau le son de la radio qui grésillait en sourdine. Soliman voulut parler mais Camille étendit la main.

– Une seconde, répéta-t-elle.

– … qui, ne le voyant pas revenir, a alerté la gendarmerie. La victime, Jacques-Jean Sernot, retraité de l'Education nationale, âgé de soixante-six ans, a été retrouvée à l'aube, terriblement mutilé, dans un chemin de campagne à proximité du village de Sautrey, dans l'Isère. Son assassin lui aurait ouvert la gorge. Selon sa famille et ses connaissances, Jacques-Jean Sernot était un homme paisible et les circonstances du drame sont pour l'instant inexpliquées. Une enquête a été ouverte par le Parquet de Grenoble qui estime que les éléments perm…

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