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Il se fit un silence de plomb sur la place, chacun se raidissant, piégé dans sa posture. Adamsberg, tenant toujours la fille serrée au cou, approcha ses lèvres de son oreille.

– Ecoute-moi, Sabrina, dit-il doucement.

– Lâche-moi, salaud! cria-t-elle d'une voix essoufflée. Ou je démolis le vieux et tous les flics de ce bled d'enculés!

– J'ai retrouvé ton garçon, Sabrina.

Adamsberg sentit la fille se tendre sous son bras.

– Il est en Pologne, continua-t-il, les lèvres collées à la coiffe grise de religieuse. Un de mes hommes est là-bas.

– Tu mens! dit Sabrina dans un murmure haineux.

– Il est près de Gdansk. Baisse ton arme.

– Tu mens! cria la fille en haletant presque, le bras toujours tendu, tremblant.

– J'ai sa photo dans ma poche, continua Adamsberg. On l'a prise il y a deux jours, là-bas, à la sortie de l'école. Je ne peux pas l'attraper, tu m'as blessé au bras. Et si je te lâche, tu me tires dedans. Qu'est-ce qu'on fait, Sabrina? Tu veux voir sa photo? Tu veux le récupérer? Ou tu veux dézinguer tout le monde et ne jamais le revoir?

– C'est un piège, siffla Sabrina.

– Laisse venir un des gendarmes. Il prendra la photo et il te la montrera. Tu le reconnaîtras. Tu verras que je ne mens pas.

– Pas un flic.

– Un homme désarmé alors.

Sabrina réfléchit quelques instants, haletant toujours sous la pression du bras.

– D'accord, souffla-t-elle.

– Sol! appela Adamsberg. Viens ici lentement, les bras écartés.

Sol descendit du camion et se dirigea vers le banc.

– Avance par-derrière, jusqu'à moi. Dans ma poche intérieure gauche, il y a une enveloppe. Ouvre-la, prends la photo. Montre-la-lui.

Sol s'exécuta, sortit de l'enveloppe le portrait noir et blanc d'un petit garçon d'environ huit ans, et le plaça devant le visage de la fille. Sabrina baissa les yeux vers l'image.

– Laisse la photo sur le banc maintenant, Sol. Retourne au camion. Alors, Sabrina?Tu reconnais le petit?

La fille hocha la tête.

– On va le récupérer, dit Adamsberg.

– Il ne le rendra jamais, souffla Sabrina.

– Crois-moi que oui. Il le rendra. Baisse ton arme. Je tiens beaucoup au vieux qui est couché par terre. Je tiens beaucoup aux deux qui sont dans le camion. Je tiens aux quatre flics qui sont devant et que je ne connais pas plus que toi. Je liens à ma peau. Et je tiens à toi. Si tu bouges, ils te canarderont. C'est très mauvais de blesser un flic.

– Ils vont m'emmener en tôle.

– Ils t'emmèneront où je dirai. C'est moi qui m'occupe de toi. Baisse ton arme. Donne-la-moi.

Sabrina abaissa le bras, tremblant de tout son corps maigre, et laissa tomber l'arme au sol. Adamsberg lâcha lentement son cou, fit signe aux gendarmes de reculer, contourna le banc et la ramassa. Sabrina se recroquevilla sur elle-même et explosa en sanglots. Il s'assit près d'elle, lui ôta avec soin sa coiffe grise, caressa les cheveux roux.

– Lève-toi, dit-il doucement. Un de mes hommes va venir te chercher. Il s'appelle Danglard. Il te ramènera à Paris, et là, tu m'attendras. J'ai encore à faire ici. Mais tu m'attendras. Et on ira chercher le garçon.

Sabrina se mit debout, chancelante. Adamsberg passa son bras autour de sa taille et l'accompagna dans la gendarmerie. Un des gendarmes examinait la cheville du Veiileux.

– Aidez-moi à le monter dans le camion, dit Camille. Je vais l'emmener chez le médecin.

– Ça pue dans ce camion, dit le gendarme en déposant le Veîlleux sur le premier lit, à droite.

– Ça pue pas, dit le Veiileux. C'est du suint.

– C'est là que vous habitez? demanda le gendarme, un peu effaré par l'aménagement de la bétaillère.

– C'est provisoire, dit Camille.

Adamsberg grimpa à cet instant dans le camion.

– Comment va-t-il?

– La cheville, dit le gendarme. Je pense qu'il n'y a rien de cassé. Mais vaudrait mieux voir un médecin. Vous aussi, commissaire, dit-il en regardant son bras, serré dans un bandage d'appoint.

– Oui, dit Adamsberg. Ce n'est pas profond. Je vais m'en occuper.

Le gendarme porta la main à son képi et descendit. Adamsberg s'assit sur le lit du Veiileux.

– Hein? dit le Veiileux en ricanant. Je t'ai sauvé la mise, mon gars.

– Si tu n'avais pas crié, la balle m'arrivait droit dans le bide. Je ne l'avais pas reconnue. Je ne pensais qu'à Massart.

– Tandis que moi, dit le Veiileux en montrant son œil, je veille. Dis donc, c'est pas pour rien qu'on m'appelle le Veiileux.

– C'est pas pour rien.

– Je n'ai rien pu faire pour Suzanne, dit-il sombrement, mais pour toi oui. Je t'ai sauvé la peau, mon gars.

Adamsberg hocha la tête.

– Si tu m'avais laissé mon fusil, reprit le Veiileux, je lui tirais dedans avant qu'elle te touche.

– C'est une pauvre fille, le Veiileux. Ça suffisait de crier.

– Ouais, dit le Veiileux, sceptique. Qu'est-ce que tu lui as dit à l'oreille?

– L'aiguillage.

– Ah oui, dit Je Veiileux en souriant. Je me souviens.

– Je te dois quelque chose.

– Ouais. Trouve-moi du blanc. On a terminé les bouteilles de Saint-Victor.

Adamsberg descendit du camion, serra Camille dans ses bras sans un mot.

– Fais-toi soigner, dit Camille.

– Oui. Quand le Veiileux aura vu le médecin, file sur Châteaurouge. Reste à l'entrée, sur la départementale 44.

XXXII

Où qu'ils se posent, le campement s'organisait de la même façon, selon un ordonnancement rigoureux qui ne variait plus d'un iota, si bien que Camille commençait à confondre toutes les entrées de villages où elle avait garé la bétaillère. Ce système, issu de l'esprit structuré et méticuleux de Soliman, présentait l'avantage de recréer une intimité tranquillisante dans des lieux aussi dévastés qu'un parking; ou un bord de route. Soliman installait la caisse en bois et les tabourets rouilles à l'arrière du camion, pour les repas, organisait la lessive sur le flanc gauche, et le recoin lecture et méditation sur le flanc droit. Camille composait donc dans la cabine mais descendait dans le recoin méditation pour consulter le Catalogue.

Dans cette course chaotique et hasardeuse qui les liait à Massart, Camille trouvait dans la fixité de cet agencement un soutien salutaire. Ce n'était peut-être pas fameux de se raccrocher à quatre tabourets pliants, mais c'était devenu, pour l'heure, un point de repère essentiel. Surtout à présent que le champ de sa vie se présentait dans un désordre radical. Elle n'avait pas osé appeler Lawrence aujourd'hui. Elle craignait que quelque morceau de ce désordre n’affleure dans sa voix. Le Canadien était un homme méthodique, il l'entendrait à coup sûr.

Soliman avait passé sa fin d'après-midi à transporter le Veilleux partout dans ses bras, pour descendre, pour monter, pour pisser, pour bouffer, en le traitant de vieillard.

– N'empêche, lui disait-il, tu les as drôlement ratées, ces foutues marches.

– Sans moi, répondait le Veilleux avec hauteur, il ne serait plus là, le petit flic.

– N'empêche, répondait Soliman. Tu les as drôlement ratées.

Camille s'assit près de la caisse en bois, sur le pliant rayé rouge et vert qui lui était dévolu. Soliman porta le Veilleux sur son pliant jaune, et lui cala le pied sur la bassine retournée. Lui avait le pliant bleu. Le quatrième, le bleu et vert, était pour Adamsberg. Soliman ne souhaitait pas qu'on change de couleur de pliant.

Adamsberg revint occuper son siège vers neuf heures du soir. Un gendarme avait ramené sa voiture et un autre l'avait raccompagné jusqu'au camion, sans oser demander pourquoi il préférait la compagnie de ces bohémiens au confort de l'hôtel voisin de Montdidier.

Adamsberg s'assit d'une masse sur son pliant réservé, le bras droit en écharpe, le visage un peu harassé. De la main gauche, il piqua une saucisse et trois pommes de terre et les laissa tomber maladroitement dans son assiette.

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