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– "Handicap", dit Soliman. “Désavantage quelconque, infirmité qui met quelqu'un en état d'infériorité.”

– Dans le coffre de ma voiture, dit Adamsberg, il y a deux caisses de vin. Apporte-les.

Soliman déboucha une bouteille et remplit les verres. Quand ce n'était pas du Saint-Victor, n'importe qui avait le droit de servir. Le Veilleux goûta d'un air méfiant avant de donner son assentiment d'un bref signe de tête.

– Explique-toi, mon gars, dit-il en tournant les yeux vers Adamsberg.

– C'est le même cas de figure, dit Adamsberg. Le gars a été égorgé d'un coup, après un choc sur le crâne. On a les empreintes plutôt nettes des deux pattes avant de l'animal. Comme pour Sernot et Deguy, c'est un homme pas tout jeune, un ancien commercial. Il a fait vingt fois le tour du monde en vendant des cosmétiques.

Il sortit son carnet et le consulta.

– Paul Hellouin, dit-il. Il avait soixante-trois ans.

Il rempocha le carnet.

Cette fois, continua-t-il, on a prélevé trois poils près de la blessure. Ils sont partis à l'IRCG, à Rosny. Je leur ai demandé d'activer.

– C'est quoi, l'IRCG? demanda le Veilleux.

– L'Institut de Recherches Criminelles de la Gendarmerie nationale, dit Adamsberg. Là où on peut anéantir un homme avec un seul fil de sa chaussette.

– Bien, dit le Veilleux. J'aime bien comprendre.

Il regarda ses pieds nus, enfoncés dans ses grosses chaussures.

– J'ai toujours dit que les chaussettes étaient un attrape-couillons, ajouta-t-il pour lui-même. Je sais pourquoi maintenant. Continue, mon gars.

– Le vétérinaire est passé examiner ces trois poils. Selon lui, ce ne serait pas du chien. Alors ce serait du loup.

Adamsberg frotta son bras, se servit un verre de blanc de la main gauche en en répandant à côté.

– Cette fois, dit-il, il l'a égorgé à l'entrée d'un pré, et il n'y avait aucune sorte de croix. Comme quoi Massart n'est pas si sourcilleux qu'on le pense quand il s'agit d'être efficace. Et il l'a tué loin de chez lui, sûrement à cause des flics qui traînaient partout en ville. Cela suppose qu'il a eu les moyens de l'attirer dehors. Un billet, ou un coup de fil.

– A quelle heure?

– Vers deux heures du matin.

– Un rendez-vous à deux heures du matin? demanda Soliman.

– Pourquoi pas?

– Le type devait se méfier.

– Tout dépend du prétexte qu'on lui a donné. Confidence, secret de famille, chantage, il y a des tas de moyens de faire sortir un homme à la nuit. Je pense que Sernot et Deguy ne sont pas sortis non plus par plaisir. On les a convoqués, comme Hellouin.

– Leurs femmes ont dit qu'il n'y avait pas eu d'appel téléphonique.

– Pas le jour même, non. Les rendez-vous ont dû être fixés avant.

Soliman fit la moue.

– Je sais, Sol, dit Adamsberg. Tu crois au hasard.

– Oui, dit Soliman.

– Trouve-moi une bonne raison pour que ce bon vieux représentant en cosmétiques soit allé prendre l'air à deux heures du matin? Tu connais beaucoup de gens qui vont se promener la nuit? L'homme n'aime pas la nuit. Tu sais combien j'en ai connu, des marcheurs noctambules, dans toute ma vie? Deux.

– Qui?

– Moi et un type de mon village, dans les Pyrénées. Il s'appelle Raymond.

– Ensuite? dit le Veilleux, chassant Raymond d'un revers de main.

– Ensuite, aucun lien avec Deguy et Sernot, aucune raison non plus d'avoir croisé Massart. Mais il y a quelque chose de différent, avec cet Hellouin, ajouta Adamsberg d'un ton pensif.

Le Veilleux roulait trois cigarettes sur ses genoux. Il lécha les papiers, colla, les tendit à Soliman et Camille.

– Il y a au moins un type qui aurait pu vouloir le tuer, reprit Adamsberg. Ce n'est pas si fréquent dans la vie d'un homme.

– Ça a un rapport avec Massart? demanda Soliman.

– C'est une vieille histoire, dit Adamsberg sans répondre. Une histoire ordinaire et sordide qui m'intéresse. Ça s'est passé il y a vingt-cinq ans aux Etats-Unis.

– Massart n'a jamais foutu les pieds là-bas, dit le Veilleux.

– Ça m'intéresse quand même, dit Adamsberg.

Il fouilla dans sa poche de la main gauche, sortit deux comprimés et les avala avec une gorgée de vin.

– C'est pour mon bras, expliqua-t-il.

– Ça te tire, mon gars? demanda le Veilleux.

– Ça lance.

– Tu connais l'histoire de l'homme qui avait prêté son bras au lion? demanda Soliman. Le lion, qui trouvait ça pratique et original, ne voulait plus lui rendre et l'homme ne savait plus qu'inventer pour récupérer son bien.

– Ça suffit, Sol, coupa le Veilleux. Raconte cette vieille histoire d'Amérique, mon gars, demanda-t-il à Adamsberg.

– Or, continua Soliman, un jour que l'homme puisait à la mare d'un seul bras, un poisson sans nageoires se trouva prisonnier dans son pot à eau. “Laisse-moi aller”, implora le poisson…

– Merde, Sol, cria le Veilleux. Raconte ce truc d'Amérique, dit-il en se tournant à nouveau vers Adamsberg.

– Au départ, dit Adamsberg, il y avait deux frères, Paul et Simon Hellouin. Ils bossaient ensemble pour cette petite affaire de cosmétiques, et Simon avait créé une antenne à Austin, au Texas.

– Elle est nulle, cette histoire, dit Soliman.

– Là-bas, poursuivit Adamsberg, Simon s'était compliqué la vie en couchant avec une femme, une Française mariée à un Américain, et qui s'appelait Ariane Germant, épouse Padwell. Vous me suivez? Parce que souvent, j'endors les gens quand je parle.

– C'est parce que tu parles trop lentement, dit le Veilleux.

– Oui, dit Adamsberg. Le mari, c'est-à-dire l'Américain, John Neil Padwell, s'est compliqué la vie en se bouffant de jalousie et il a torturé puis abattu l'amant de sa femme.

– Simon Hcllouin, résuma le Veilteux.

– Oui. Padwell est passé en jugement. Le frère, Paul – le nôtre -, a témoigné au procès et a chargé Padwell à bloc. Il a versé au dossier de l'accusation les lettres de son frère, dans lesquelles Simon décrivait la brutalité et la cruauté de Padwell envers sa femme. John Neil Padwell a écopé de vingt ans de tôle, dont il a fait dix-huit. Sans le témoignage de Paul, il aurait pu s'en tirer à beaucoup moins, en plaidant la folie passagère.

– Aucun rapport avec Massart, dit Soliman.

– Pas plus que ton affaire de lion, dit Adamsberg. Padwell a dû sortir de tôle il y a environ sept ans. Si ce type a un homme à abattre, c'est Paul Hellouin. Après le procès, Ariane a tout plaqué et elle est revenue en France avec le frère, Paul, dont elle a été la maîtresse pendant un ou deux ans. Double offense, donc. Il a témoigné contre lui, puis il lui a pris sa femme. Je tiens l'histoire de la sœur de Paul Hellouin.

– Mais, dit Camille, à quoi ça sert? C'est Massart qui a tué Hellouin. On a les ongles. Ils sont formels pour les ongles.

– Je le sais bien, dit Adamsberg. Et elle m'ennuie, cette histoire d'ongles.

– Quoi donc? dit Soliman.

– Je ne sais pas.

Soliman haussa les épaules.

– Ne t'éloigne pas de Massart, dit-il. On en a rien à branler du forçat texan.

– Je ne m'éloigne pas. Peut-être que je me rapproche, peut-être que Massart n'est pas Massart.

– Complique pas tout, mon gars, dit le Veilleux. A chaque jour suffit sa peine.

– Massart n'est revenu à Saint-Victor que depuis quelques années, continua Adamsberg en prenant son temps.

– Six ans environ, dit le Veilleux.

– Et personne ne l'avait vu depuis vingt ans.

– Il était sur les marchés. Il rempaillait les chaises.

– Qu'est-ce qui le prouve? Un jour, ce type revient et il dit “Je suis Massart”. Et tout le monde répond “Entendu, t'es Massart, ça fait un bout de temps qu'on ne t'avait pas vu”. Et tout le monde se figure que c'est Massart qui vit là-haut comme un sauvage sur le mont Vence. Plus de parents, pas d'amis, des connaissances qui ne l'ont pas vu depuis sa toute jeunesse. Qu'est-ce qui prouve que Massart est Massart?

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