Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Camille ouvrit les yeux, le regarda dans l'obscurité, puis se rendormit.

Au milieu de la nuit, un nouvel orage, plus violent que celui de la nuit précédente, éclata sur Belcourt. La pluie martelait le toit de la bétaillère. Camille se leva, enfila ses bottes sur ses pieds nus, alla fixer les bâches des claires-voies qui battaient avec le vent et laissaient passer l'eau. Elle se rallongea sans faire de bruit, guettant la respiration d'Adamsberg, comme on surveille l'ennemi qui dort. Adamsberg allongea le bras et lui prit la main. Camille s'immobilisa, comme si un seul mouvement d'elle eût pu subitement aggraver la situation, comme on dit qu'un geste inconsidéré déclenche une avalanche. Il lui semblait qu'au début de la luit, Adamsberg lui avait dit quelque chose. Oui, elle s'en souvenait maintenant Plus déconcertée qu'hostile, elle échafaudait une manœuvre pour sortir sa main de là sans faire d'histoire, sans faire de peine à personne. Mais sa main restait là où elle était, coincée dans les doigts d'Adamsberg. Elle n'était pas plus mal ici qu'ailleurs. Camille, irrésolue, la laissa là.

Elle dormit mal, dans ce qui-vive qu'elle connaissait bien, et qui lui signalait que quelque chose était en train de dérailler. Au matin, Adamsberg lâcha sa main, attrapa ses habits et descendit du camion. A ce moment seulement, eiïe s'endormit pour deux longues heures.

Adamsberg démarra à neuf heures pour rejoindre le timide Aimont et revint moins d'une demi-heure plus tard.

– Neuf brebis égorgées au Champ des Meules, annonça-t-il.

Soliman se dressa d'un bond, courut au camion pour chercher la carte.

– Pas la peine, lui dit calmement Adamsberg. C'est tout près de Vaucouleurs, plein nord. Il est carrément sorti de sa route.

Soliman regarda Adamsberg, interdit.

– Tu t'es trompé, dit-il d'un ton plein d'étonnement et de déception.

Adamsberg se servit un café, sans rien dire.

– Tu avais tort, insista Soliman. Il a changé de route. Il va fuir. Il va nous échapper.

Le Veilleux se leva, tout droit.

– On lui colle au cul, dit-il. Route ou pas route. On lève le camp. Va prévenir Camille, Sol.

– Non, dit Adamsberg.

– Quoi? dit le Veilleux.

– On ne lève pas le camp. On reste ici. On ne bouge pas.

– Massart est à Vaucouleurs, dit Soliman en élevant la voix. Et nous, on va où va passait. A Vaucouleurs.

– On n'ira pas à Vaucouleurs, dit Adamsberg, parce que c'est ce qu'il souhaite. Massart n'a pas quitté sa route.

– Ah non? dit Soliman.

– Non. Il veut seulement qu'on quitte Belcourt.

– Et pour quoi faire?

– Pour être tranquille. Il a quelqu'un à tuer à Belcourt.

– Pas d'accord, dit Soliman en secouant violemment la tète. Plus on stagne ici, plus il s'éloigne de nous.

– Il ne s'éloigne pas. Il nous surveille. Va à Vaucouleurs si tu veux, Soliman. Vas-y si ça t'amuse. Tu as la mobylette, tu peux partir. Vas-y aussi si tu veux, le Veilleux, demande à Camille. C'est elle qui conduit. Moi je reste ici.

– Qu'est-ce qui nous prouve que t'as raison, mon gars? demanda le Veilleux, ébranlé.

Adamsberg haussa les épaules.

– Tu as la réponse, dit-il.

– Le coude sur la route?

– Entre autres.

– C'est une petite chose.

– Mais qui ne s'explique pas. II y en a d'autres.

Partagé entre révolte et dévouement, Soliman, arpentant le flanc du camion – son territoire -, mit une heure à arrêter son choix. Finalement, il sortit le linge et la bassine bleue, signe qu'il avait posé les armes.

Adamsberg regagna sa voiture. On l'attendait à la gendarmerie pour l'enquête à Vaucouleurs. Avant d'ouvrir la portière, il sortit son pistolet et vérifia son chargeur.

– Tu t'armes? demanda le Veilleux.

– Mon nom est dans le journal de ce matin, dit Adamsberg avec une grimace. Quelqu'un a parlé. Je ne sais pas qui. Mais à présent, si elle me cherche, elle me trouve.

– La tueuse?

Adamsberg hocha la tète.

– Elle te tirerait dessus?

– Oui. Une bonne petite balte dans le bide. Veille, le Veilleux, veille sur moi. Une grande fille rousse, efflanquée des cernes sous ses yeux enfoncés, des cheveux longs qui bouclent, un petit nez, la peau blême. Eventuellement deux filles derrière elle, des gamines toutes maigres. Tiens, regarde, dit-il en sortant une photo de sa poche.

– Elle s'habille comment? demanda gravement le Veilleux en examinant le cliché.

– Elle change tout le temps. Elle se grime, comme une gosse.

– Je préviens les autres?

– Oui.

Adamsberg passa le reste de la journée avec Aimont et les flics de Vaucouleurs. C'était la première fois qu'Aimont se trouvait face au travail du grand loup et il fut impressionné par le massacre opéré sur le troupeau. En fin d'après-midi la police de Digne adressa à Belcourt une photo de Massart qu'Aimont se chargea de faire agrandir et diffuser. En revanche, le dossier sur l'homme en provenance de Puygiron n'arrivait toujours pas. Adamsberg s'attarda à contempler le portrait d'Auguste Massart. Une grosse figure blanche et maussade, hostile, pas très plaisante. Des joues gonflées et lisses, un front court sous une frange basse de cheveux noirs, des yeux rapprochés, sombres, des sourcils peu fournis, une sorte de brutalité endormie.

Le dossier préparé par Danglard parvint à Belcourt à sept heures du soir. Adamsberg le plia avec soin, le glissa, bien à l'abri, dans sa poche intérieure, et regagna le camion.

Avant de se coucher, il ôta le 357 de son étui et le posa au bas de son lit, à proximité immédiate de sa main droite. Il s'allongea, prit la main de Camille et s'endormit. Camille regarda sa main un bon moment, l'esprit vacant, et la laissa là où elle se trouvait.

Le Veilleux, au lieu de garder Interlock vautré sur ses pieds, l'avait posté à l'extérieur.

– Surveille cette fille, lui avait-il recommandé en lui grattant les oreilles. Grande, rousse, efflanquée. C'est une tueuse. Gueule autant que tu pourras. Ne te fais pas de souci, ajouta-t-il en observant le ciel, il ne pleuvra pas cette nuit.

Interlock avait fait mine de tout piger et s'était couché au sol.

La chaleur monta d'un cran le jeudi 2 juillet. On attendit dans la torpeur. Camille déplaça le camion jusqu'au bourg pour remplir le réservoir d'eau. Le Veilleux appela le troupeau, prendre des nouvelles de la patte de George. Soliman se plongea dans le dictionnaire. Camille, un peu perturbée par la passivité de sa main gauche sur laquelle son esprit ne semblait pas avoir d'influence, laissa tomber la musique et se réfugia dans le Catalogue de l'Outillage Professionnel. Il y aurait bien dans tout cela un engin qui la dépannerait dans cette situation délicate où elle se trouvait. Le Disjoncteur thermique unipolaire + neutre 6 A à 25 ampères lui semblait par exemple posséder des qualités appropriées. Si Adamsberg voulait bien lui lâcher la main, le problème se résoudrait de lui-même. Le plus simple serait de demander.

Ce ne fut que vers cinq heures de l'après-midi que les gendarmes de Poissy-le-Roy prévinrent leurs collègues de Vaucouleurs d'un massacre d'ovins survenu dans la nuit, à la bergerie des Chaumes. Les flics de Vaucouleurs alertèrent Belcourt avec du retard et Adamsberg n'eut la nouvelle qu'à huit heures du soir.

Il étala la carte sur la caisse en bois.

– Cinquante kilomètres à l'ouest de Vaucouleurs, dit-il. Toujours hors piste.

– Il s'éloigne, gronda Soliman.

– On ne bouge pas, dit Adamsberg.

– On va le rater! cria le jeune homme en se levant.

Le Veilleux, qui tisonnait le feu à deux mètres de là, tendit son bâton et toucha le jeune homme.

– Ne t'énerve pas, Sol, dit-il. On l'aura. Quoi qu'il arrive, on l'aura.

Soliman se laissa tomber sur son siège, l'air désolé, épuisé, comme à chaque fois que le Veilleux le touchait avec le bâton. Camille se demandait s'il mettait un produit dedans, ou quoi.

48
{"b":"125363","o":1}