– Dix-sept révolutionnaires sur une population de dix mille habitants! concilia le baron, il n’y a pas encore péril en la demeure. Mais, dites-moi, mon cher Guilloche, quelle drôle d’idée pour un homme bien élevé comme vous de vous mettre dans ce parti-là?
M. Dubenoît ne laissa pas au jeune homme le temps d’exprimer son amour ardent de l’humanité, sa folie de sacrifice pour les déshérités. Il s’écria:
– Comme tous ses pareils, Me Guilloche n’est qu’un ambitieux, un de ces ambitieux qui n’hésiteraient pas à provoquer des attroupements dans la rue pour devenir quelque chose dans le gouvernement!
– Pardon, mon cher Dubenoît…
Mais devant la réprobation unanime de l’assemblée hostile aux discussions politiques et religieuses, la conversation bondit sur divers autres tapis.
Des groupes se formèrent; Arabella causait avec le baron:
– Mademoiselle, assurait ce dernier je me permettrai de n’être point de votre avis. Cette petite ville de Montpaillard n’est nullement désagréable, je vous affirme. Depuis une huitaine de jours que je l’habite, je ne m’y suis pas ennuyé une minute.
– Si vous y étiez comme moi depuis… depuis vingt et quelques années, vous parleriez autrement. Enfin, ce qui est fait est fait. Je terminerai ma vie ici entre mes cousines et mon cousin, comme une vieille fille.
– Oh! mademoiselle! protesta galamment le baron.
– Je parle pour plus tard.
– Ah! dame! Il est certain qu’à la longue…
– Et vous, vous allez rentrer à Paris?
– Pour quelques jours, avant de partir à la mer.
– Retrouver vos amis, votre club, vos maîtresses…
– Mes maîtresses! Comme vous y allez!
– Ne vous en défendez pas, c’est si naturel pour un homme!
– Alors, mettons ma maîtresse et n’en parlons plus.
– Jolie?
– Très jolie… et d’un désintéressement!
– Vous me croirez si vous voulez, baron, mais je n’ai pas le courage de blâmer ces femmes-là.
– Moi non plus, dit le baron.
– Elles n’ont peut-être pas une réputation intacte, mais elles sont déshonorées dans des conditions si charmantes! Et puis, elles mènent une existence pleine d’imprévu et de mouvement, tandis que nous!… Le rêve, voyez-vous, baron, ce serait de concilier les vieilles vertus familiales de nos provinces avec une vie un peu accidentée… Mais c’est bien difficile.
– On finira par trouver une combinaison.
– Que de fois il m’arrive de songer à tout cela quand je suis seule, dans le parc, à me promener silencieusement… La solitude m’oppresse, mon esprit se perd en des rêves insensés, un trouble étrange m’envahit…
– Et alors, qu’est-ce que vous faites? demanda le baron, après un instant de silence.
Arabella poussa un gros soupir et murmura, non sans avoir légèrement rougi:
– Je fais de la gymnastique.
M, de Chaville s’approcha:
– Je parie qu’Arabella te raconte ses malheurs.
– Pas du tout. Mlle Arabella ne m’a pas encore donné cette marque de confiance. Je le regrette.
– N’écoutez pas Hubert, baron, il se moque de moi.
D’ailleurs, ici, tout le monde se moque de moi.
– On ne se moque pas de toi, Arabella. On te plaisante un peu parce que tu es terriblement romanesque…
– Mais, interrompit le baron, c’est fort bien d’être romanesque! Toutes les femmes devraient être romanesques; moi, si j’avais été femme, j’aurais été romanesque.
– Oui, mon vieux, mais, ajouta M. de Chaville, en regardant Arabella, l’aurais-tu été au point de nourrir pendant trois mois un prisonnier dans la prison de Montpaillard, de lui envoyer tous les jours un panier de provisions avec du vieux bourgogne et des cigares de La Havane?
– Comment, Albert, tu savais… dit Arabella confuse.
– Certainement, oui, je le savais, et je t’en parle aujourd’hui uniquement, parce que c’est demain le dernier jour du condamné.
– On va le guillotiner? frémit le baron.
– Non, le relâcher, tout simplement. Ses trois mois sont finis.
– Cette aventure me paraît des plus pittoresques.
Le rouge de la pudeur outragée incendiait la figure d’Arabella:
– J’espère que tu ne vas pas raconter à M. de Hautpertuis…
– Si, si, je vais lui raconter l’histoire, à ta grande honte!
«Figure-toi, mon cher qu’Arabella s’est monté la tête pour une espèce de mauvais sujet…
– N’en croyez pas un mot, baron!
– Mais pourtant…
(Inutile de relater la suite de la conversation, puisque le lecteur en trouvera le sujet développé, non pas dans le chapitre suivant mais dans un de ceux qui viennent après.)
CHAPITRE III
Dans lequel le lecteur pourra constater qu’on n’a nullement exagéré en lui présentant, dès le début, Mlle Arabella de Chaville comme une nature plutôt romanesque.
Pauvre Arabella!
Non seulement jamais elle ne rencontra le paladin de ses rêves, mais elle a beau regarder autour d’elle, pas un être en le sein duquel elle puisse verser les confidences d’un cœur ardent, d’une âme songeuse!…
Personne qui la comprenne! Chacun, au contraire, toujours prêt à sourire d’elle!
Et puis, dans cette existence sempiternellement la même, morne et plate, pas l’ombre de la plus mince aventure!
Les seuls reflets de vie sentimentale, d’existence passionnelle, elle les trouve – mais apâlis par l’évidente fiction du poète, par sa propre inconnaissance des héros – dans les romans ou les journaux qui lui viennent de Paris chaque jour.
Oh! être mêlée à l’un de ces drames, même comme victime!
Oh! recevoir sur la figure du vitriol que vous projetterait une jalouse; ce serait encore du bonheur! Ce serait vivre, au moins!
Arabella s’ennuie.
Un jour, phénomène assez rare, il se trouva dans le courrier des Chaville une lettre pour elle.
– Je ne connais pas cette écriture-là, murmura-t-elle, en lisant la suscription.
Et elle ne put s’empêcher de frémir Bien que peu versée dans la graphologie, Arabella avait deviné sur l’enveloppe l’écriture d’un homme, d’un homme amoureux, d’un homme pas banal.