Alphonse Allais
L’Affaire Blaireau
(Ni vu ni connu)
QUELQUES LIGNES DE L’AUTEUR À L’ADRESSE DE TRISTAN BERNARD
Cher Tristan Bernard,
Te rappelles-tu le voyage que nous fîmes l’an dernier à pareille époque au tombeau de Chateaubriand? (Je ne sais plus si cette visite avait le caractère d’un pèlerinage, ou si elle était le résultat d’un pari de douze déjeuners.) Nous avions pris le train, selon une pieuse coutume, à la gare Montparnasse.
Le soin sur ces entrefaites, était tombé. Je me souviens qu’au moment où nous brûlions la station de N., et où une brusque secousse nous avertit que nous passions sur le premier degré de longitude, je te parlai de mon prochain volume, avec la fièvre et l’abondance qui me caractérisent quand je suis dans une période de production. Dans mon ardeur je m’engageai alors à te dédier ce livre, moyennant certaines conditions.
Je tiens aujourd’hui ma promesse: non sans une joie très vive, je te dédie le livre suivant, sur lequel j’attire ton attention.
Tu remarqueras d’abord que les descriptions y sont très brèves, et que l’on ni insiste sur l’aspect général des nuages, arbres et verdures de toute sorte, sentiers, lieux boisés, cours d’eau, etc., que dans la mesure où ces détails paraissent indispensables à l’intelligence du récit. En revanche, le plus grand soin a été apporté au dessin (outline) et à la peinture (colour) des caractères. D’autre part, l’intrigue (plot) est entrecroisée avec tant de bonheur qu’on la dirait entrecroisée à la machine; or il n’en est rien. Quant au style (style), il est toujours noble et, grâce à des procédés de filtration nouveaux, d’une limpidité inconnue à ce jour..
Tels sont, mon cher ami, les mérites de cet ouvrage, qu’en échange de la petite gracieuseté que je te fais, tu pourras recommander le cigare aux lèvres, avec une nonchalance autoritaire, dans les cercles, les casinos, les garden-parties et les chasses à Courre.
Cordialement à toi,
Alphonse ALLAIS
– Ces quelques lignes sont écrites spécialement pour M. Tristan Bernard; néanmoins les autres lecteurs peuvent en prendre connaissance, elles n’ont absolument rien de confidentiel.
CHAPITRE PREMIER
Dans lequel on fera connaissance: 1° de M. Jules Fléchard, personnage appelé à jouer un rôle assez considérable dans cette histoire; 2° du nommé Placide, fidèle serviteur mais protagoniste, dirait Bauër de onzième plan, et 3°, si l’auteur en a la place, du très élégant baron de Hautpertuis.
Madame de Chaville appela:
– Placide!
– Madame?
– Vous pouvez desservir.
– Bien, madame.
Et Mme de Chaville alla rejoindre ses invités.
Resté seul, le fidèle serviteur Placide grommela l’inévitable «Ça n’est pas trop tôt, j’ai cru qu’ils n’en finiraient pas!».
Puis il parut hésiter entre un verre de fine champagne et un autre de chartreuse.
En fin de compte il se décida pour ce dernier spiritueux, dont il lampa une notable portion avec une satisfaction évidente.
Bientôt, semblant se raviser, il remplit son verre d’une très vieille eau-de-vie qu’il dégusta lentement, cette fois, en véritable connaisseur.
– Tiens, M. Fléchard!
Un monsieur en effet, traversait le jardin, se dirigeant vers la véranda, un monsieur d’aspect souffreteux et pas riche, mais propre méticuleusement et non dépourvu d’élégance.
– Bonjour, Baptiste! fit l’homme peu robuste.
– Pardon, monsieur Fléchard, pas Baptiste, si cela ne vous fait rien, mais Placide. Je m’appelle Placide.
– Ce détail me paraît sans importance, mais puisque vous semblez y tenir bonjour, Auguste, comment allez-vous?
Et le pauvre homme se laissa tomber sur une chaise d’un air las, si las!
– Décidément, monsieur Fléchard, vous faites un fier original!
– On fait ce qu’on peut, mon ami. En attendant, veuillez prévenir Mlle Arabella de Chaville que son professeur de gymnastique est à sa disposition.
– Son professeur de gymnastique! pouffa Placide. Ah! monsieur Fléchard, vous pouvez vous vanter de m’avoir fait bien rigoler le jour où vous vous êtes présenté ici comme professeur de gymnastique!
Sans relever tout ce qu’avait d’inconvenant, de familier de trivial cette réflexion du domestique, M. Fléchard se contenta d’éponger son front ruisselant de sueur.
J’ai oublié de le dire, mais peut-être en est-il temps encore:
Ces événements se déroulent par une torride après-midi de juillet, à Montpaillard, de nos jours, dans une luxueuse véranda donnant sur un vaste jardin ou un pas très grand parc, ad libitum.
– Un petit verre de quelque chose, monsieur Fléchard? proposa généreusement Placide, sans doute pour effacer la mauvaise impression de sa récente et intempestive hilarité.
– Merci, je ne bois que du lait.
– Un cigare, alors? Ils sont épatants, ceux-là, et pas trop secs. Je ne sais pas si vous êtes comme moi, monsieur Fléchard, j’adore les cigares légèrement humides. Du reste à La Havane, où ils sont connaisseurs, comme de juste, les gens fument les cigares tellement frais qu’en les tordant, il sort du jus. Saviez-vous cela?
– J’ignorais ce détail, lequel m’importe peu, du reste, car moi je ne fume que le nihil, à cause de mes bronches.
L’illettré Placide ne sembla point goûter intégralement cette plaisanterie de bachelier dévoyé, mais pour ne pas demeurer en reste d’esprit, il conclut:
– Eh bien! moi, je ne fume que les puros à monsieur.
– Cela vaut mieux que les purotinos que vous pourriez vous offrir vous-même.
Cette fois, Placide, ayant saisi, éclata d’un gros rire:
– Farceur va!
– Et Mlle Arabella, Victor quand prendrez-vous la peine de l’aviser de ma présence?
– Mlle Arabella joue au tennis en ce moment, avec les jeunes gens et les jeunes filles. C’est la plus enragée du lot. Vieille folle, va!
Jules Fléchard s’était levé tout droit; visiblement indigné du propos de Placide, il foudroyait le domestique d’un regard furibond:
– Je vous serai obligé, mon garçon, tout au moins devant moi, de vous exprimer sur le compte de Mlle Arabella en termes respectueux… Mlle Arabella n’est pas une vieille folle.