Jules Fléchard s’était redressé comme un homme qui vient de prendre une virile résolution.
– Mademoiselle Arabella de Chaville, j’ai quelque chose d’infiniment grave à vous communiquer.
– Qu’y a-t-il, mon Dieu?
– Ce Blaireau auquel vous semblez prendre un si vif intérêt, ce Blaireau est un imposteur!
– Que voulez-vous dire?
– Ce Blaireau, continua Fléchard avec force, n’avait droit ni à vos confitures, ni à votre vin, ni à vos cigares, ce Blaireau n’avait droit à aucune gracieuseté de votre part.
– Je ne comprends pas.
– Ce Blaireau est une canaille!… Il est innocent!
– Innocent?
– Parfaitement.
– Vous êtes fou, Fléchard!
– Non, mademoiselle, je ne suis pas fou. L’homme qui vous aime dans l’ombre, ce n’est pas lui!
– L’homme qui m’aime dans l’ombre! Comment connaissez-vous les termes de ces lettres brûlantes?
– Je les connais, mademoiselle, parce que c’est moi qui les ai écrites!
– Vous?
– Vous souvient-il de la lettre commençant par ces mots: «Toi qui es une âme d’élite», et finissant par ceux-ci: «L’amour me dévore», et cette autre où je vous disais: «Trois fois par semaine je soufre un peu moins.»
– Oui, je ne me suis même jamais bien expliqué ce détail.
– C’était les trois fois par semaine où je vous donnais votre leçon de gymnastique.
– Mon Dieu! mon Dieu! Alors, mon pauvre Fléchard, c’était donc vous?
– C’était moi, mademoiselle, moi qui n’ai pas hésité une seconde à laisser condamner un innocent à ma place pour ne pas cesser de vous voir, de vous entendre…
– Et c’est vous qui avez assommé ce pauvre Parju? Qui aurait pu croire?…
– Oh! j’ai l’air chétif, comme ça, mais je suis nerveux, terriblement nerveux! Ce soir-là, j’aurais tué dix hommes!
– Pourquoi ne m’avez-vous plus écrit à partir de ce jour?
– Le remords!… La peur de vous compromettre… que sais-je?
– Ainsi donc, le mystérieux inconnu…
– C’était moi… Et maintenant, mademoiselle, il ne me reste plus qu’à vous demander humblement pardon, et… à m’en aller sans doute.
Il y eut un silence.
Chacun d’eux, les yeux baissés, semblait la proie d’une émotion contenue. Comme Fléchard faisait le geste de partir Arabella commanda d’une voix douce:
– Restez, Fléchard.
Fléchard baisa la main qu’on lui tendait.
CHAPITRE VIII
Dans lequel, grâce au mauvais vouloir d’un partisan de l’ordre, plusieurs personnes dévouées ne sont pas fichues de trouver la moindre pauvre victime à soulager.
Soyons discrets.
Laissons, si vous voulez bien, ces deux cœurs tendres s’épancher à l’ombre du trapèze et revenons dans le parc, nous mêler aux groupes des invités.
M. le baron de Hautpertuis est entouré de jeunes hommes et de jeunes filles.
Les jeunes hommes admirent la tenue à la fois si sobre et si élégante du distingué Parisien.
Oh! cette cravate! Oh! la coupe de cette jaquette! Oh! le cordon de ce monocle!
Et ils rêvent, les bons jeunes hommes! Ah! Paris! Décidément, il n’y a qu’à Paris où l’on sait s’habiller.
Les jeunes filles prodiguent au baron les plus délicieux sourires de leurs vingt printemps.
Elles ont quelque chose à lui demander mais aucune n’ose se risquer la première.
– Toi, Lucie, parle!
Lucie se décide et, non sans une charmante gaucherie:
– Si vous étiez bien gentil, baron, dit-elle, vous ne savez pas ce que vous feriez?
– Ma chère enfant, si je ne faisais pas tout pour vous être agréable, je serais un monstre fort hideux.
– Eh bien! vous devriez nous organiser quelque chose.
– Vous organiser quelque chose? C’est un programme bien vague, cela, mademoiselle Lucie.
– Une fête, une belle fête, comme à Paris.
– Une fête de charité, par exemple?
– Oui, c’est cela, une fête de charité, ici, dans le parc.
– Excellente idée! Mais au bénéfice de qui?
– Nous ne savons pas encore, mais on trouverait facilement.
– Détrompez-vous, mademoiselle, il est quelquefois fort malaisé de trouver des victimes, j’entends des victimes pour fêtes de ce genre.
– Oh! en province, nous ne sommes pas si difficiles qu’à Paris.
– Mesdemoiselles, je suis heureux de me mettre à votre disposition. Nous allons organiser tout ce qu’il y a de mieux dans ce genre, une fête qui va révolutionner tout le pays!
– Révolutionner tout le pays!
M. Dubenoît venait d’entendre cette phrase terrifiante: Révolutionner le pays!
– Halte-là, monsieur le baron! Révolutionner Montpaillard, vous n’y songez pas!
– Oh! avec une fête de charité.
– Avec une fête de charité ou avec toute autre cérémonie, il ne faut pas troubler les cités tranquilles. Or, Montpaillard est la commune la plus tranquille de France, et tant que j’aurai l’honneur d’être maire…
– Oui, interrompit Guilloche, nous connaissons le reste. Ce n’est pas de la ville de Montpaillard qu’on aurait dû vous nommer maire, monsieur Dubenoît, mais d’un banc de mollusques!
– J’aimerais mieux cela que d’être à la tête d’une cité de désordre. Et puis votre fête de charité, au bénéfice de qui?
– Mais au profit des pauvres du pays, proposa le baron.
– Il n’y a pas de pauvres dans le pays. Tout le monde y jouit d’une modeste aisance.
– N’avez-vous pas eu, il y a quelque temps, une catastrophe?…
– Une catastrophe? Il n’y a jamais eu de catastrophe à Montpaillard, et tant que je serai maire…
– Il n’y aura pas de catastrophe, c’est entendu. Et une épidémie, vois n’auriez pas eu une petite épidémie?
– Jamais!
– Diable, c’est ennuyeux! Et les victimes de l’hiver, vous avez bien par-ci par-là quelques victimes de l’hiver?