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– Mais non, ma pauvre enfant, dit madame de Barthèle, tu t’exagères la gravité de la situation. Hier, cependant, tu avais compris la nécessité de recevoir madame Ducoudray; c’est de ton consentement qu’elle est venue; tu devais bien t’attendre à cela, car tu savais qu’ils s’étaient aimés.

– Oui, sans doute; Mais je n’aimais pas, moi, mais je ne savais pas qu’il viendrait un moment où j’attacherais plus de prix à son amour qu’à sa vie. Oh! tenez, tout cela, madame, c’est ma faute. Je n’ai pas aimé Maurice comme j’aurais dû l’aimer, je ne l’ai pas aimé comme elle l’aimait, elle. Ma mère, il faut entrer dans la chambre de Maurice, afin qu’ils ne demeurent pas plus longtemps ensemble.

– Arrête, dit madame de Barthèle en saisissant Clotilde par le bras, arrête, mon enfant, et souviens-toi que Maurice n’est pas encore hors de danger.

– Le danger n’est plus le même, et c’en est un autre plus grand qui maintenant nous menace, je vous le dis. Ainsi, madame, venez avec moi, je vous prie, et montrons-nous.

– Mon Dieu! mais songe à ce que tu me proposes; c’est blesser toutes les convenances.

– Est-il dans les convenances qu’une étrangère soit chez moi en tête-à-tête avec mon mari, à une pareille heure.

– Mon enfant, crois-moi, j’ai plus d’expérience que toi, dit madame de Barthèle; crains, avant toute chose, de changer ta situation vis-à-vis de ton mari en rupture ouverte; la première querelle, dans un ménage, est la porte par laquelle entrent toutes les autres. Cette femme, dont jusqu’à présent nous n’avons pas à nous plaindre, cette femme à laquelle nous n’avons rien à reprocher, peut, blessée par notre défiance, vouloir se venger à son tour. Songe qu’elle n’est pas venue ici de son propre mouvement, songe qu’on l’y a attirée; rappelle-toi son émotion terrible quand elle a su où elle était, sa prière, ses efforts pour se retirer. C’est nous qui l’avons amenée, c’est nous qui l’avons retenue. Ce soir encore, elle voulait partir; c’est moi qui lui en ai ôté les moyens en lui enlevant sa voiture.

– Ils s’aiment, ma mère! ils s’aiment! reprit Clotilde en frappant le parquet du pied; ils s’aiment, et ils sont ensemble!

– Eh bien, dit madame de Barthèle, de la prudence. Voyons: ils sont ensemble, c’est vrai; mais cette entrevue a peut-être un but innocent, louable même.

Les lèvres de Clotilde se crispèrent sous le sourire du doute.

– Oui, je comprends, continua madame de Barthèle, mais éclairons-nous sur cette entrevue.

– Et comment, cela? demanda Clotilde.

– Pénétrons leurs secrets, afin de savoir quelle conduite nous devons tenir vis-à-vis d’elle.

Clotilde comprit.

– Épier mon mari! épier Maurice! dit-elle avec hésitation.

– Mais sans doute, répondit madame de Barthèle, à qui cette observation faite était un reproche innocent de la conduite qu’elle venait de tenir elle même; sans doute, cela ne vaut-il pas mieux qu’une esclandre?

– Et si j’allais acquérir la certitude qu’ils me trompent, ma mère! si j’allais entendre des plans d’avenir! J’aime mieux douter: j’en mourrais.

– Écoute, dit madame de Barthèle: j’ai meilleure opinion que toi de madame Ducoudray; viens, suis-moi, je réponds de tout.

– Mais, s’ils me trompent, ma mère! s’ils me trompent!

– Eh bien, alors il sera temps pour toi de prendre conseil de ton désespoir.

– Oh! il ne m’a jamais aimée! s’écria Clotilde éclatant en sanglots.

– Viens, mon enfant, viens, dit madame de Barthèle, qui, avec la bonté inhérente à son caractère, oubliait peu à peu ses propres intérêts pour se laisser prendre de compassion à une douleur véritable, à une passion réelle. Viens; tu sais que nous pouvons tout entendre en nous glissant derrière l’alcôve, et même, comme il y a une porte, nous pouvons tout voir. Mais, en vérité, continua-t-elle en entraînant la jeune femme presque malgré elle, je ne te reconnais plus, Clotilde. Allons, allons, venez: il faut avoir de la force dans les grandes circonstances.

Et bientôt les deux femmes, se tenant par la main, retenant leur haleine, marchant sur la pointe du pied, pénétraient dans l’alcôve, d’où, comme l’avait dit madame de Barthèle, elles pouvaient voir et entendre tout ce qui se passait dans la chambre de Maurice.

CHAPITRE XXIV

En effet, Clotilde ne s’était pas trompée. Aussitôt que le comte de Montgiroux avait quitté sa belle maîtresse, celle-ci, fidèle à son premier projet, avait écouté le bruit de ses pas, attendant que la porte de sa chambre se fermât derrière lui: alors elle était sortie de la sienne, avait marché droit à celle de Maurice, et y était entrée sans crainte, sans hésitation, comprenant qu’elle faisait ce qu’elle devait faire.

Comme elle entrait, la pendule sonnait minuit; une nouvelle journée commençait pour tout le monde; pour Fernande une ère nouvelle devait dater de ce moment.

Une lampe de nuit jetait son jour douteux et tremblotant sur les meubles et les lambris de cette vaste chambre. Maurice, à moitié hors du lit, prêtait l’oreille au moindre bruit, le cœur plein d’anxiété, respirant à peine, car quoiqu’il eût fait redire cinq ou six fois à son valet de chambre la promesse de Fernande et les termes dans lesquels elle l’avait faite, il doutait encore qu’elle vînt, tant il désirait sa venue. Chaque minute de retard lui semblait un siècle perdu dans sa vie, et cette vie, comme si elle eût dépendu entièrement de cette entrevue, vacillait au souffle de l’espérance; on l’eût dite suspendue à la première parole de la femme adorée, soumise à son premier regard. Le moment qui s’y rapprochait avait pour le malade une si grande importance, il s’y mêlait une solennité si vague, une crainte si mystérieuse, tout y imposait si puissamment à ses sens, que, lorsqu’il entendit retentir dans le corridor le pas si connu de Fernande, lorsqu’il la vit pousser sa porte et s’avancer pâle, si pâle, qu’on eût dit une statue qui marchait, il n’eut pas la force de faire un geste, pas le courage de proférer une parole; il tressaillit seulement, et demeura muet et immobile, le cœur serré par un triste pressentiment.

Fernande, de son côté, quoique partie de chez elle le cœur ferme et le front serein, avait, à mesure qu’elle s’était approchée de la chambre de Maurice, reçu des impressions semblables, impressions si puissantes, que, de son côté, elle resta debout près du lit sans pouvoir parler, sans avoir la force de formuler une seule pensée, comme si tout à coup toutes les facultés qui composaient l’ensemble de cette organisation si fine, si élégante, si spirituelle et parfois si vigoureuse, se fussent anéanties dans une sorte d’idiotisme. Ce silence eut, si cela peut se dire, un écho réciproque d’un cœur à l’autre. Chez les deux jeunes gens, le sang, par un phénomène physique, semblait avoir suspendu sa marche; le regard était empreint d’une inquiétude qui rendait leurs yeux également étonnés, et quelqu’un qui les eût vus ainsi, eût juré que l’âme incertaine n’animait plus, ou du moins était sur le point de ne plus animer la matière.

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