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» Hélas! c’était pour soutenir ce luxe, que le marquis de Mormant avait vendu l’héritage de ses pères, et en cela tout le monde lui donnait raison, car un fils de France allait défendre en Espagne le système politique d’après lequel il devait régner lui-même. Le marquis de Mormant donnait sa démission de diplomate, et redevenait le général de Mormant; mon père devait faire partie de l’expédition, il lui fallait des équipages, le train de son rang. La nécessité de se montrer en vrai gentilhomme, le désir de rester dans les bonnes grâces de la cour, cet orgueil si naturel aux grands seigneurs, qui ne veulent jamais recourir aux autres, et prétendent tout tirer d’eux-mêmes, avaient fait passer en la possession d’un riche roturier, d’un bourgeois enrichi, le manoir aristocratique; le besoin d’être riche élevait une famille et en abaissait une autre. Moi, enfant déshéritée, à la veille d’être orpheline, j’allais me préparer, dans un pensionnat, à la vie incertaine et dangereuse qui attend dans la société moderne la fille pauvre appauvrie encore par un grand nom.

» Ce fut dans cette pension que commencèrent, sinon mes premières douleurs, du moins mes premières hontes: là, plus de parents, par conséquent plus de refuge, déjà des distinctions, déjà des préférences en faveur de la toute-puissance de l’or; là, je fus initiée peu à peu par le babil de mes compagnes à cette triste science du monde qui resserre les limites de la volonté, qui apprend à modérer ses désirs, qui marque à chacune, à côté de la place que lui a faite la naissance, la place que la fortune lui a faite. Des filles de banquiers, de notaires, d’avoués, qui avaient un comptoir ou une étude en dot, s’y délectaient, à dix ans, de l’avenir doré qui les attendait. Moi seule je ne pouvais parler ni du passé ni de l’avenir: le passé, c’était le vieux château de Bretagne qui ne nous appartenait plus; l’avenir, c’était une campagne que l’on annonçait comme meurtrière, et dans laquelle mon père pouvait être tué.

» Mon père partit; je reçus deux lettres de lui, une de Bayonne, l’autre de Madrid; ce sont les seules que je possède; puis je fus bien longtemps sans recevoir de ses nouvelles.

» Seulement, je m’aperçus qu’à partir d’un certain moment, maîtres et maîtresses changèrent à mon égard; la pitié sembla succéder au devoir. On me regardait avec commisération, et l’on murmurait:

» – Pauvre enfant!

» Un jour, une de mes compagnes s’approcha de moi, et me dit:

» – Tu ne sais pas, Fernande? ton papa est mort.

» Dès lors tout me fut expliqué. On ignorait si mon père avait laissé quelque fortune, et si ma pension serait payée; en attendant, on me traitait déjà comme si j’étais à la charge de la communauté. Il ne faut jamais être en retard de mauvais procédés envers les malheureux.

» Mon père, blessé à mort devant Cadix, avait eu le temps d’écrire un testament; dans ce testament, il me donna pour tuteur le comte de C…, son frère d’armes, me recommanda au prince dans les bras duquel il rendit le dernier soupir; puis, comme un gentilhomme du temps passé, il quitta la vie en faisant une prière.

» Une année à peu près s’écoula, pendant laquelle je fus abreuvée de toutes les amertumes et de toutes les humiliations qui peuvent s’attacher à une orpheline; puis, au bout de cette année, l’intendant du comte de C… se présenta à la pension, paya pour moi, donna une gratification aux maîtresses et aux sous-maîtresses, ce qui ne se faisait même pas pour les filles de duc, et m’emmena chez le comte.

» J’avais pleuré le jour où j’avais appris la mort de mon père, mais bientôt mes larmes s’étaient taries: le coup qui m’avait frappée avait comme assourdi toutes mes facultés, et, pendant quelque temps, j’étais restée dans un état voisin de l’idiotisme. En face d’un homme qui me parlait de mon père, qui me racontait les détails de sa mort, mes larmes revinrent, je pleurai de nouveau. Cependant la voix de cet homme n’arrivait pas à mon cœur, et mon regard, avec un sentiment de crainte profonde, se baissait sous le sien.

» Le comte de C… était un homme de quarante à quarante-cinq ans à peu près; ses manières annonçaient l’habitude du commandement, les lignes pures de son visage disparaissaient sous des traits fortement contractés, et cette physionomie mâle lui avait valu dans sa jeunesse une réputation de beauté qu’il gardait encore dans son âge mûr.

» Il me regarda longtemps sans que la vue de ma jeunesse et de mes larmes changeât en rien l’expression de ses traits; enfin, prenant mes deux mains dans les siennes, et m’attirant à lui par un mouvement auquel je résistai instinctivement:

» – Mon enfant, dit-il, vous ne retournerez plus à votre pension; Son Altesse monseigneur le duc d’Angoulême vient d’ordonner que vous soyez admise à la maison royale de Saint-Denis, et c’est moi, votre tuteur, qui désormais vous servirai de père; vous m’écrirez toutes les fois que vous aurez quelque chose à m’apprendre ou à me demander, je pourvoirai à tous vos besoins comme j’en ai fait la promesse à votre père mourant, et j’espère que vous mériterez par votre conduite la haute protection dont vous honore le prince.

» Je fis une révérence profonde, puis une seconde fois mes larmes se tarirent dans mes yeux. Le comte m’annonça que nous allions monter en voiture.

» Deux heures après, la surintendante des filles de la Légion-d ’Honneur m’accueillit d’un air plein de bonté. À partir de ce moment, j’étais une de ses filles d’adoption.

Fernande poussa un soupir, baissa la tête et garda un moment le silence, comme si elle avait besoin de reprendre de nouvelles forces pour continuer son récit.

CHAPITRE XVI

– C’est un temps si doux et si charmant que celui de la jeunesse, reprit Fernande en sortant tout à coup du rêve de ses souvenirs, qu’il n’est jamais inutile, dans quelque situation de la vie que l’on se trouve, d’y retremper son âme. À Saint-Denis, j’étais heureuse et fière d’être aimée, de partager les illusions des autres, de conserver leurs espérances, de recevoir mes impressions d’après les leurs; mais par ce contrecoup, le sentiment de mon infortune m’intimidait: forcée de me faire une famille par les relations de l’amitié, je devais nécessairement avoir plus de qualités ou de défauts que mes compagnes, jeunes filles caressées par de riantes promesses, et qu’attendaient au seuil de cette maison les réalités d’une existence, sinon exempte de trouble, du moins préparée avec prudence par les soins et la tendresse de leurs parents. Ma nature me soutint heureusement dans mes bonnes dispositions; sous les regards de nos maîtresses, je grandissais en profitant de la sage éducation que le fondateur de cet établissement avait lui-même méditée, car le génie organisateur de Napoléon se révèle à Saint-Denis comme partout, pour l’ordre et par l’ordre. On me citait, et constamment encouragée par les succès, je dépassais le but qui m’avait été fixé. Pour toute chose, hélas! ajouta Fernande avec un triste sourire, il était dans ma destinée d’aller plus loin que les autres.

» Quand l’empereur fonda l’établissement des filles de la Légion-d ’Honneur, il dit au soldat:

» – Si tu es brave, tu auras la croix; alors, pauvre ou riche, général ou soldat, tu pourras mourir tranquille, car tes enfants auront un père.

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