CHAPITRE XI
Madame de Neuilly était une femme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, qui en paraissait trente: grande, maigre, blonde, couperosée, plus disgracieuse encore au moral qu’au physique; c’était une de ces créatures pour lesquelles on se sent une répulsion instinctive, que cependant on rencontre partout et dont on ne peut pas se débarrasser, une fois qu’on les a rencontrées. Déshéritée de tous les charmes de la jeunesse et de toutes les grâces de la femme, l’envie était le mobile constant de ses actions, le trait saillant de ses discours; elle aimait le luxe et la représentation; mais, quoique tenant aux plus grandes familles, sa fortune, plus que médiocre, ne lui permettait pas de se satisfaire à cet égard. Au reste, toujours hostile, mais toujours hors de l’atteinte des coups elle-même, elle se réfugiait dans l’impunité par l’observance la plus rigoureuse des usages du monde. N’ayant jamais été exposée à succomber à une séduction, elle était sans pitié pour quiconque osait braver les préjugés ou franchir les barrières établies dans l’intérêt des mœurs sociales. Affichant le plus grand mépris pour la richesse et la beauté, les deux choses qu’elle jalousait le plus au monde, il fallait, avant tout, que l’on fût d’une de ces noblesses reconnues par d’Hozier ou par Chérin, pour qu’elle daignât vous croire digne de sa fatale intimité. Au reste, l’instinct guidait admirablement madame de Neuilly, et lui faisait, avec un rare bonheur, mettre le doigt sur toutes les plaies. C’était, enfin, une de ces créatures dont on sent toujours le contact par une douleur.
Son arrivée à Fontenay, dans les circonstances où se trouvait la famille de madame de Barthèle, devenait une espèce de calamité. Il n’en fallait pas moins faire bonne contenance et ne laisser rien percer de l’embarras de la situation. Mais, quelle que fût l’expérience de la douairière dans l’art un peu menteur de recevoir son monde, et quoiqu’elle s’avançât de son air le plus riant au-devant de la visiteuse, celle-ci, du premier coup d’œil, aperçut sur son visage une contrariété mal déguisée; car, toujours en garde contre chacun pour n’être jamais surprise en défaut d’observation, elle devinait avec une rare perspicacité les plus secrètes pensées, et, entre deux suppositions vraisemblables, c’était toujours à la seule vraie qu’elle avait le secret tout particulier de s’arrêter.
– Ah! chère cousine, dit-elle après avoir embrassé madame de Barthèle, j’arrive dans un mauvais moment, je le vois. Ma présence vous contrarie, j’en suis certaine. Je venais vous demander à déjeuner; mais, je vous en supplie, si je suis de trop, chassez-moi.
– Vous n’êtes jamais de trop, et surtout ici, vous le savez bien, chère belle, répondit la baronne. Ne changez donc rien à vos projets, et restez-nous, je vous en prie.
En entrant dans le salon, madame de Neuilly avait embrassé du regard tous ceux qui s’y trouvaient, et le motif qui l’excitait le plus à rester fut celui qu’elle fit valoir pour feindre de vouloir partir.
– Si fait, dit-elle, si fait, je repars. Vous avez MM. de Rieulle et de Vaux. Je vous croyais seule, moi, d’après tout ce qu’on raconte à Paris sur vous.
– Oh! mon Dieu! chère amie, demanda vivement madame de Barthèle, et que raconte-t-on? Dites-moi vite cela.
La manière dont madame de Barthèle fit cette question eût suffi pour faire comprendre à madame de Neuilly qu’il se passait effectivement quelque chose d’extraordinaire à Fontenay. Aussi, décidée à approfondir une situation qui se présentait à elle avec tout l’attrait du mystère:
– Et M. de Montgiroux, dit-elle, qui ne me voit pas, tant il est préoccupé! Décidément, baronne, j’arrive mal à propos…
Et, en prononçant ces mots, elle salua d’un signe de tête les trois hommes qui formaient un groupe, et se laissa tomber sur un fauteuil comme exténuée de fatigue. Le comte s’excusa d’un ton grave; les deux jeunes gens firent un salut roide et empesé, mais rien n’intimida madame de Neuilly; elle avait une de ces assurances imperturbables qui, d’ordinaire, proviennent d’une grande supériorité ou d’une grande bêtise, et qui, chez elle, par exception, était un effet naturel dont il était difficile d’expliquer la cause.
– Eh bien, chère amie, ne me raconterez-vous point ce que l’on dit de nous à Paris? demanda madame de Barthèle pour la seconde fois.
– Mais on dit que Maurice est très-malade, en danger même. Hier, on assurait qu’il ne passerait pas la journée; aussi je suis accourue, chère cousine, pour vous offrir les consolations d’une sincère amitié. Heureusement, votre tranquillité me rassure. Et quelle est donc cette maladie, grand Dieu?
L’espèce de grimace sentimentale dont madame de Neuilly accompagna cette exclamation allait si peu à l’air de son visage, qu’un sourire involontaire passa sur les lèvres des jeunes gens, et que le pair de France, malgré sa gravité, ne put réprimer un geste d’impatience. D’ailleurs, un souvenir donnait encore à cette pantomime un caractère plus comique: les deux jeunes gens ni le comte n’ignoraient pas que la gracieuse personne qu’ils avaient sous les yeux, s’était autrefois laissée prendre pour Maurice d’une violente passion, et qu’elle avait tout tenté pour devenir sa femme. C’était à la suite de l’échec qu’elle avait éprouvé, en cette occasion que mademoiselle de Morcerf – c’était le nom de famille de madame de Neuilly – s’était décidée à épouser un vieillard sexagénaire que tout le monde croyait fort riche, et dont, à force de soins et d’attentions, elle était parvenue à abréger la vie. Malheureusement, comme si la pauvre femme devait subir tous les désappointements, elle trouva que cette succession, dont elle attendait une grande fortune, se composait d’un domaine substitué à un neveu et de rentes viagères.
– Est-ce véritablement une fièvre cérébrale qu’a ce pauvre Maurice? En ce cas, votre médecin est un âne s’il ne s’en est pas rendu maître aussitôt. Quel est votre médecin? Comment l’appelez-vous? D’abord vous savez que je m’entends très-bien en médecine; c’est moi qui ai soigné pendant deux ans M. de Neuilly, qui croyait avoir toutes les maladies, parce qu’il avait, comme vous le savez, placé une partie de son bien en rentes viagères; ce n’était pas l’intérêt qui m’avait fait faire ce mariage, non: le désir de porter un beau nom. Vous savez, messieurs, qu’il était des vieux Neuilly, des sires de Neuilly qui ont été aux croisades; puis j’étais dominée par ce besoin de dévouement qui est dans le cœur de la femme et qui fait que nous nous sacrifions toujours à quelqu’un ou à quelque chose, à un homme ou à une idée.
– Allons, chère cousine, continua madame de Neuilly, conduisez-moi près de Maurice, et je vous dirai tout de suite ce qu’il a, moi.
– Vous êtes trop bonne, chère Cornélie, répondit madame de Barthèle, et je vous remercie du vif intérêt que vous prenez à Maurice, c’est-à-dire à ce qui me touche le plus au monde; mais notre pauvre malade sommeille en ce moment, et le docteur nous a renvoyés tous.
– S’il dort, c’est déjà bon signe, dit madame de Neuilly, et, dans les maladies inflammatoires, le sommeil est un symptôme de convalescence. Ah! j’en suis véritablement charmée, j’aurai cette bonne nouvelle à donner ce soir chez la marquise de Montfort. On signe, comme vous le savez ou comme vous ne le savez pas, le contrat de mariage de son petit-fils Tristan avec mademoiselle Henriette Figères, cette fille si riche, vous savez, qui est censée nous arriver des colonies et qui arrive d’Angleterre, où sa mère a fait une fortune colossale, on ne sait trop comment, ou plutôt on sait trop comment. C’est un véritable scandale, un Montfort épouser la fille d’une danseuse, ou l’équivalent! quelle honte pour tout le faubourg! mais, que voulez-vous! noblesse a obligé si longtemps, qu’elle n’oblige plus; on verra, on verra où nous conduiront tous ces tripotages d’argent. Pauvre France! À quelque révolution nouvelle! C’était bien, au reste, l’avis de M. de Neuilly, et c’était dans cette crainte qu’il avait placé tout son bien en viager.