CHAPITRE XXIII
Fernande était depuis dix minutes immobile et pensive, lorsque M. de Montgiroux ouvrit la porte de sa chambre.
Elle était si loin de s’attendre à cette visite, qu’elle tressaillit avec un mouvement qui ressemblait à de l’effroi; et fixant sur le comte ses yeux étonnés:
– Vous, monsieur! s’écria-t-elle; que venez-vous faire ici, et que me voulez-vous à une pareille heure?
Et cependant Fernande, dont l’exclamation que nous venons de rapporter exprimait la terreur instinctive, ignorait qu’au moment où le comte de Montgiroux s’aventurait dans le corridor prudemment armé de sa bougie, madame de Barthèle, de son côté, ouvrait furtivement la porte de sa chambre, et se hasardait à venir trouver sans lumière le pair de France, auquel elle comptait présenter son ultimatum matrimonial; elle ne fut donc pas médiocrement étonnée de le voir lui-même sortir de sa chambre avec toutes les précautions d’un homme qui veut dérober une démarche hasardeuse. Un instant elle se flatta qu’il allait prendre le chemin de son appartement; mais, après avoir jeté un regard inquiet et scrutateur autour de lui, le pair de France prit au contraire un chemin tout opposé. Madame de Barthèle demeura aussitôt convaincue que le comte se rendait chez Fernande. Alors elle rentra chez elle, atteignit par une porte de dégagement un escalier dérobé, descendit cet escalier, remonta par un escalier de service, et pénétra dans le cabinet de toilette attenant à la chambre de Fernande. Cachée dans ce cabinet, l’oreille collée contre la porte de communication d’où elle pouvait tout entendre, elle écouta donc, frémissante de jalousie, cet entretien que le comte avait sollicité pendant toute la journée sans pouvoir l’obtenir, et qui s’entamait, de la part de Fernande, d’une façon qui indiquait que, si elle était disposée à l’accorder, c’était dans une autre heure et dans un autre lieu.
– Silence, madame, répondit le comte, ou du moins parlez bas, je vous prie; puisque vous n’avez pas compris pendant toute la journée l’impatience que j’éprouvais d’avoir une explication avec vous, puisque vous m’avez fait attendre inutilement au rendez-vous que je vous avais demandé, ne vous étonnez pas que je profite du moment où la retraite de tout le monde me permet de me trouver seul avec vous, pour venir vous demander la clef de tout cet étrange mystère qui depuis ce matin tournoie autour de moi sans que j’y puisse rien comprendre.
– Monsieur, dit Fernande, peut-être eussiez-vous dû attendre qu’un autre moment fût venu et que surtout nous fussions dans une autre maison que celle-ci, pour me demander une explication que j’aurais alors provoquée moi-même, mais qu’ici je me contenterai de subir. Interrogez donc, je suis prête à répondre à toutes vos questions. Parlez, j’écoute.
Et, en disant ces paroles, Fernande, prenant en pitié l’émotion peinte sur le visage de ce vieillard dont le cœur semblait souffrir à l’égal de celui d’un jeune homme, et qui, malgré son habitude de commander à ses sentiments, ne pouvait maîtriser ni ses yeux ni sa voix, Fernande, disons-nous, se leva, et, lui montrant un fauteuil à quelques pas d’elle, l’invita à s’asseoir.
M. de Montgiroux posa sa bougie sur un guéridon, et s’assit, subissant l’influence de la femme étrange devant laquelle il se trouvait, et ressentant au fond de son cœur la même émotion que s’il eût été sur le point de monter à la tribune pour se défendre, lui qui cependant venait pour accuser.
Aussi se fit-il un silence de quelques instants.
– Je vous ai dit que je vous écoutais, monsieur, dit Fernande.
– Madame, lui dit le comte, sentant lui-même qu’un plus long silence serait ridicule, vous êtes venue dans cette maison…
– Dites que j’y ai été amenée, monsieur; car vous n’êtes pas à comprendre, je l’espère, que j’ignorais complètement où l’on me conduisait.
– Oui, madame, et je vous crois; ce n’est donc point là le reproche que je puis avoir à vous faire.
– Un reproche à moi, monsieur? dit Fernande; vous avez un reproche à me faire?
– Oui, madame; j’ai à vous reprocher la compagnie dans laquelle vous êtes venue.
– Me reprochez-vous, monsieur, de voir les mêmes personnes que veulent bien recevoir madame la baronne et madame Maurice de Barthèle? Il me semble cependant que voir la même société que voient deux femmes du monde n’a rien que d’honorable pour une courtisane.
– Aussi n’ai-je rien à dire contre ces deux messieurs, quoiqu’à mon avis l’un soit un fat et l’autre un écervelé. Seulement, je voulais vous demander si vous croyez que je puisse approuver les soins qu’ils vous rendent.
– Il me semble, monsieur, dit Fernande avec une expression de hauteur infinie, qu’il y a que moi qui doive être mon juge en pareille matière.
– Mais cependant, madame, peut-être, moi aussi, aurais-je le droit…
– Vous oubliez nos conventions, monsieur; je vous ai laissé indépendance entière, comme je me suis réservé liberté absolue. Ce n’est qu’à cette condition, rappelez-vous-le bien, monsieur, que nous avons traité…
– Traité! madame, quel mot vous employez là.
– C’est celui qui convient, monsieur. Une femme du monde cède, une courtisane traite; je suis une courtisane, ne me placez pas plus haut que je ne mérite d’être placée, et surtout ne me faites pas meilleure que je ne suis.
– Madame, dit le comte, en vérité je ne vous ai jamais vue ainsi; mais qu’ai-je donc fait qui puisse vous déplaire?
– Rien, monsieur. Seulement, comme vous devez le comprendre, votre visite me semble intempestive.
– Cependant, madame, il me semble à moi qu’au point où nous en sommes…
– Je crois devoir vous prévenir, monsieur, interrompit Fernande, que, tant que je serai dans cette maison, je ne souffrirai pas un mot, pas une parole qui puisse faire la moindre allusion aux relations que j’ai eues avec vous.
– Parlez moins haut, madame, je vous en prie, on pourrait nous écouter.
– Et alors pourquoi m’exposez-vous à dire des choses qui ne peuvent être entendues?
– Parlez moins haut, je vous en conjure, madame, vous voyez que je suis calme. Je viens à vous…
– Est-ce pour m’aider à sortir de la situation fausse où l’on m’a mise? Alors, monsieur, soyez le bien-venu. J’accepte vos services, je les implore même.
– Mais je ne puis rien à cette situation.
– Alors si vous n’y pouvez rien, monsieur, je ne dois pas, de fausse qu’elle est, la faire méprisable en vous recevant seul à une pareille heure. Songez que l’accueil que l’on m’a fait dans cette maison doit régler la conduite que j’y dois tenir, et la baronne et madame de Barthèle ont été trop gracieuses et trop convenables envers moi pour que j’oublie que l’une est votre amie depuis vingt-cinq ans et l’autre votre nièce.
– Eh bien, c’est justement parce que Clotilde est ma nièce s’écria le pair de France se rattachant à ce mot qui lui permettait de rester en donnant un autre tour à la conversation; c’est justement parce que Clotilde est ma nièce que je puis être alarmé de la funeste passion de mon neveu pour vous.