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Elle tendit la main à Maurice, qui lui offrit son bras, et, appuyée sur le jeune homme, le regardant avec un sourire doux et mélancolique, accordant, pour ainsi dire, son pas avec son pas, elle alla s’asseoir à son piano.

– Je vous l’ai dit, Maurice, continua la sirène, ici chaque place est marquée pour une étude; quand la peinture m’a fatiguée, la musique me distrait. Aimes-tu la musique, Maurice?

– Oh! tu me le demandes, Fernande!

– Tant mieux! moi, je l’adore. C’est l’expression vive et momentanée des impressions de l’âme. Je suis seule, je souffre ou je suis gaie, ma douleur ou ma joie sont trop intimes pour les confier à une amie qui en rirait, je me mets à mon piano, et mes doigts lui disent les secrets les plus profonds de mon cœur. Là, jamais d’émotion incomprise. Écho fidèle et harmonieux, il répète ma pensée dans tous ses détails et dans toute son étendue. Au bout d’un quart d’heure que je suis à mon piano, je me sens soulagée. Mon piano, Maurice, c’est mon meilleur ami.

Et alors, après avoir laissé courir ses doigts sur les touches, comme pour dégager la fleur du chant des nuages de la pensée, elle fit entendre l’air de Roméo, Ombra adorata, et le récitatif qui le précède, avec une accentuation si vraie et si entraînantes que Duprez et la Malibran en eussent été jaloux.

Maurice écoutait dans un pieux ravissement; toutes les fibres de son âme, éveillées par cette voix pure et sonore, résonnaient sous les doigts de Fernande. Aussi, lorsqu’elle eut fini, ne songea-t-il point à faire un éloge banal.

– Fernande, dit Maurice laissez-moi baiser votre voix.

Et, tandis que la jeune femme, renversée au dossier de sa chaise, faisait entendre un des plus doux sons de l’air qu’elle venait de chanter, Maurice rapprocha son visage du sien, et aspira le souffle harmonieux qui s’échappait de ses lèvres.

– Que vous êtes belle ainsi! dit Maurice, et comme toutes les impressions de votre âme se reflètent sur votre visage!

– Et comment ne serait-on pas impressionné par cette musique! s’écria Fernande. Dites, ne la sent-on pas vibrer jusqu’au plus profond du cœur?

– Oui; mais voici la première fois que je l’entends chanter ainsi. Où avez-vous donc passé votre jeunesse, Fernande, et qui vous a fait cette admirable éducation que je n’ai trouvée jusqu’à présent dans aucune femme du monde?

Un nuage de tristesse passa sur le visage de la jeune femme.

– Le malheur et l’isolement, dit-elle, voilà mes deux grands maîtres; mais je vous ai prié, Maurice, de ne jamais me parler du passé. N’attristons pas cette journée, c’est ma journée la plus heureuse, et je veux la garder dans ma vie pure de tout nuage. Et maintenant, Maurice, suivez-moi, continua Fernande avec une expression d’amour infini, j’ai encore quelque chose à vous faire voir.

– Une nouvelle surprise? dit Maurice.

– Oui, répondit la jeune femme en souriant.

Et, s’élançant toute rougissante d’une pudeur de jeune fille, elle alla dans l’angle du salon pousser un ressort invisible, et une porte s’ouvrit.

Cette porte donnait dans un charmant boudoir tout tendu de mousseline blanche; des rideaux blancs retombaient devant la croisée, des rideaux blancs enveloppaient le lit; cette chambre avait un aspect de calme virginal qui reposait doucement l’œil et la pensée.

– Oh! demanda Maurice en dévorant Fernande de ses beaux yeux noirs; oh! Fernande, où me conduisez-vous?

– Où jamais homme n’est entré, Maurice; car j’ai fait faire ce boudoir pour celui-là seul que j’aimerais. Entre, Maurice.

Maurice franchit le seuil de la blanche cellule, et la porte se referma derrière eux.

CHAPITRE VIII

Avant l’intimité qui venait de se former entre Fernande et Maurice, ils avaient tous deux ignoré cette vie du cœur qui seule donne aux passions leur force et leur durée; mais, à la première révélation de cette existence ignorée jusqu’alors, Maurice avait vu fuir toutes les illusions de sa vie conjugale. Clotilde était jolie, Clotilde était même belle, plus belle que Fernande peut-être, mais de cette beauté froide qui ne s’anime jamais ni du rayon de l’enthousiasme, ni des larmes de la pitié. Le bonheur de Maurice avec Clotilde était un bonheur calme, uniforme, négatif; c’était l’absence de la douleur plutôt que la présence de la joie. Le sourire de Clotilde était charmant, mais c’était toujours le même sourire; c’était son sourire du matin, c’était son sourire du soir, c’était le sourire dont elle accompagnait le départ de Maurice et dont elle saluait son retour. Clotilde enfin semblait une de ces belles fleurs artificielles comme on en voit dans les ateliers de Batton et de Nattier, toujours fraîches, jolies, mais ayant dans leur fraîcheur éternelle et dans leur beauté sans fin quelque chose d’inanimé qui dénonce l’absence de la vie.

Maurice avait épousé Clotilde à seize ans, et s’était dit à lui-même: «C’est une enfant.» Clotilde avait pris trois années et était devenue femme sans qu’autre chose se développât en elle, que sa froide beauté. Il en résultait que Maurice avait toujours aimé Clotilde comme on aime une sœur.

Tout cet édifice d’heureuse tranquillité avait donc, aux yeux de Maurice, simulé le bonheur. Les convenances respectées à l’égard de sa jeune femme lui avaient valu ce que les gens du monde appellent la considération. Le repos et la vanité l’avaient maintenu dans cet état intermédiaire entre l’ennui et la félicité. Mais, du moment que Maurice avait retrouvé Fernande, c’est-à-dire la femme selon ses sympathies, le cœur selon son cœur, l’âme selon son âme, il ne s’était plus inquiété à quel étage de la société il l’avait rencontrée, il l’avait prise dans ses bras, l’avait enlevée jusqu’aux régions les plus hautes de son amour. Dès lors les émotions, les mystères, les transports d’une existence nouvelle, avaient répondu aux besoins endormis de son organisation, aux lois secrètes de sa poétique et ardente nature. Tout avait disparu, disparu dans le passé; car le passé était vide d’émotions, et quiconque a traversé la mer, oublie tous les jours de calme pour le souvenir d’un seul jour de tempête. Il n’y avait donc plus pour lui de félicité que dans les regards de Fernande; à ses yeux, le luxe ne conservait de prix que par le goût exquis dont elle parait toute chose; les arts ne répondaient à sa pensée que par le sentiment qu’elle y attachait; enfin, sa vie même, si pleine à cette heure, lui devenait insupportable à l’instant même, quand ce n’était pas à Fernande qu’il la consacrait.

Pour Fernande aussi venait de s’ouvrir une existence plus conforme à ses désirs et à ses volontés. La sainteté d’un amour vrai semblait en quelque sorte la purifier, effacer le passé, rendre à son âme sa candeur native. Fernande chassait tous les souvenirs anciens pour ne pas souiller un avenir dont les promesses la berçaient mollement. On eût dit que, par un effort de volonté, elle retournait à son enfance pour disposer cette fois les événements de sa nouvelle vie d’après les exigences de sa raison; et cette force de vouloir, par laquelle tout prenait un autre aspect, donnait à la fois à sa beauté un charme plus puissant et à son esprit une allure plus vive. Le bonheur de son âme rayonnait autour d’elle, comme la lueur d’un ardent foyer.

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