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– Dites, monsieur, répondit Fernande en souriant avec une profonde tristesse, que vous savez bien que je suis une de ces femmes à qui l’on peut tout dire.

– Eh bien, non, madame, reprit le comte. Peut-être étais-je venu ici avec cette idée; mais je vous ai vue, non point telle que vous a faite l’impertinent bavardage de nos jeunes gens à la mode, mais telle que vous êtes réellement. Et maintenant je tremble et j’hésite en essayant de vous faire comprendre que je serais véritablement trop heureux si vous me permettiez de vous consacrer quelques-uns des instants que me laissent mes devoirs d’homme d’État.

Fernande reçut cette déclaration prévue avec un sourire doux et mélancolique. Il eût fallu connaître ce qui agitait son âme, pour comprendre tout ce que ce sourire contenait d’amertume. Mais M. de Montgiroux n’était ni d’un rang ni d’un âge à s’effrayer de cette restriction muette et, d’ailleurs, presque imperceptible; il désirait trop pour oser approfondir.

Alors, sans aller plus loin dans l’expression directe de ses sentiments, avec ce tact infini, avec cet art merveilleux que les gens de qualité mettent à dire les choses les plus difficiles, il aborda les conditions du traité en termes si délicats, qu’on pouvait se méprendre, à la rigueur, sur le motif de cette honteuse proposition, sur le but de ce trafic infâme. En effet, quiconque, sans les connaître, voyant ce vieillard et cette jeune femme, eût entendu leur conversation, eût pu supposer qu’elle était dictée par le sentiment le plus saint et le plus respectable, eût pu croire qu’un père s’adressait à sa fille, ou qu’un mari, sachant qu’il lui fallait racheter son âge par la bonté, cherchait à plaire à sa femme. Il parla du bonheur d’avoir une grande fortune avec la reconnaissance d’un homme qu’on oblige en l’aidant à la dépenser. Il exalta la générosité de l’amie qui donnerait du prix à sa richesse en la dissipant.

– Le partage, dit-il, n’est bien souvent qu’un acte de justice, que la restitution d’une chose due. Deux beaux chevaux gris ne sont-ils pas bien plutôt destinés à traîner lestement une femme élégante, qu’un grave pair de France qui ne peut décemment écraser personne? Une loge à l’Opéra n’est-elle pas naturellement disposée au premier rang pour faire briller un jeune et frais visage, et non pour encadrer la maussade figure d’un homme d’État? Ce qui lui convient, à lui, c’est une petite place tout au fond, dans le coin le plus obscur, et encore si l’on veut bien l’y souffrir. Qu’ai-je de mieux à faire, continua-t-il, moi célibataire, moi sans enfants, qu’entourer les autres d’affections et de soins? J’aime à courir les magasins; cela me distrait; on trouve que je ne manque pas de goût. Je ne veux pas rester dans les entraves de la routine et dans les habitudes d’autrefois; donc, je suis dans la nécessité d’acheter beaucoup pour me tenir au courant de la mode. D’ailleurs, un homme de mon rang doit dépenser dans l’intérêt du commerce; c’est une question gouvernementale: cela me fait des partisans, cela me rend populaire. Puis j’ai une qualité: je paye exactement tous les mémoires qu’on m’apporte, surtout lorsqu’ils ne me sont pas personnels. Et puis croiriez-vous que mon intendant ne me laisse pas la douceur de m’occuper de ma maison? Tout y est étiqueté par l’usage, si bien qu’il me faut chercher ailleurs le plaisir de tatillonner un peu.

Aux premières paroles du comte, l’orgueil de Fernande s’était soulevé; mais bientôt elle avait pris un triste plaisir à s’humilier elle-même en écoutant et en s’appliquant ce discours détourné.

– Que suis-je? se disait-elle tout bas. Une courtisane, et pas autre chose; une maîtresse qu’on prend pour se distraire de sa femme. De quel droit me fâcherais-je qu’on me parle ainsi? Trop heureuse encore qu’on adopte de semblables formes, qu’on recoure à de pareils ménagements; allons donc, Fernande, du courage!

Et, pendant tout ce discours du comte de Montgiroux, elle sourit d’un délicieux sourire; puis, lorsqu’il eut fini:

– En vérité, dit-elle, monsieur le comte, vous êtes un homme charmant.

Et elle lui tendit une main que le comte couvrit de baisers.

En ce moment, madame d’Aulnay rentra.

Au bout de cinq minutes, le comte eut le bon goût de prendre son chapeau et de se retirer. Mais, en rentrant chez elle, Fernande trouva le valet de chambre de M. de Montgiroux, qui l’attendait un petit billet à la main.

Fernande prit le billet, traversa rapidement le salon, et entra dans la chambre à coucher grenat et orange, dans la chambre à coucher au lit de bois de rose, et non pas dans la cellule virginale, qui, ouverte pour Maurice seulement, et refermée derrière lui, ne devait jamais se rouvrir pour un autre homme. Là, elle ouvrit le billet et lut:

«Lorsqu’on a eu le bonheur de vous voir, lorsqu’on meurt du désir de vous voir encore, à quelle heure, sans être indiscret, peut-on se présenter à votre porte?

» Comte DE MONTGIROUX.»

Fernande prit une plume et répondit:

«Tous les matins jusqu’à midi; tous les jours jusqu’à trois heures quand il pleut; tous les soirs quand on me fait la cour; toutes les nuits quand on aime.

» Fernande»

Aspasie n’aurait pas répondu autre chose à Alcibiade ou à Socrate.

Pauvre Fernande! il fallait qu’elle eût bien souffert pour écrire un si charmant billet.

CHAPITRE IX

À partir du lendemain, tout changea dans la vie intérieure et extérieure de Fernande. Le bruit, le mouvement, les concerts, les spectacles ne suffisaient plus au besoin qu’elle éprouvait de s’étourdir; elle voulut de nouveau être adorée, elle se refit l’âme de cette vie frivole qu’on appelle à Paris la vie élégante; son salon redevint le rendez-vous des lions les plus renommés, une succursale du Jockey-Club. Plus de lectures, plus de travaux, plus d’études, une agitation perpétuelle, une fatigue physique destinée à donner un peu de repos à l’âme, voilà tout. La vie de courtisane, oubliée un instant, remontait du fond à la surface, et le souvenir de Maurice était refoulé dans les abîmes les plus profonds et les plus secrets de ce cœur qui, pendant tout un hiver, lui avait voué le culte du plus pur amour.

Le comte de Montgiroux, dont la présence avait amené chez Fernande tout ce changement, devenait de jour en jour plus amoureux de sa maîtresse, mais, en même temps, plus jaloux. Fernande avait calculé ce qu’elle faisait en recevant chez elle M. de Montgiroux: c’était la réserve de sa liberté tout entière qu’elle avait stipulée. Plus heureuse que ne le sont les femmes mariées, qui ne peuvent aimer un autre homme sans trahir leur mari, Fernande n’avait jamais trompé un amant; mais elle avait toujours exigé qu’une indépendance absolue lui fût accordée: il fallait se fier à sa parole ou la perdre. Elle voulait avoir la liberté d’admettre chez elle qui lui plaisait, de promener dans sa voiture qui lui paraissait agréable, de faire les honneurs de sa loge à qui bon lui semblait. Cette condition tacite qu’elle avait mise au marché qu’elle avait fait avec M. de Montgiroux, désespérait le pauvre pair de France, qui, tiraillé d’un côté par les craintes que lui inspirait toujours en pareil cas sa vieille liaison avec madame de Barthèle, retenu de l’autre par une pudeur sociale, ne pouvait suivre Fernande dans tous ses plaisirs, et, se rendant justice en comparant les vingt-deux ans de celle-ci, à ses soixante années, à lui, était sans cesse poursuivi de l’idée qu’elle le trompait. Sa vie se passait donc en appréhensions continuelles, en craintes toujours renaissantes; la tranquillité morale, qui fait ce calme si nécessaire à la vieillesse, était détruite. À chaque heure du jour, il arrivait chez Fernande, et, chaque fois, il la trouvait souriante; car Fernande était reconnaissante des attentions que M. de Montgiroux avait pour elle, et elle, qui était si jalouse, elle avait pitié de sa jalousie. Il en résultait que, tant que la comte était là, tenant la main de Fernande dans la sienne, il était confiant, il était heureux; mais, dès qu’il l’avait quittée, l’idée de Fernande au milieu de ces beaux jeunes gens, pour lesquels elle devait avoir toutes les sympathies d’un même âge, lui revenaient à l’esprit, et ses craintes, apaisées un instant, revenaient plus vives et plus poignantes au fond de son cœur. Et cependant si, doué de la faculté de lire jusqu’au fond de l’âme, quelqu’un eût pu comparer la situation du comte à l’état de la femme qui la causait sans le vouloir et sans le savoir, il l’eût certes enviée.

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