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CHAPITRE XII

À la terreur qu’avait causée le cri de madame de Neuilly, succéda bientôt la plus grande surprise lorsqu’on vit le hautain champion des traditions aristocratiques, les bras ouverts et le visage riant, s’avancer au-devant de Fernande, et qu’on l’entendit s’écrier:

– Comment! c’est toi, chère amie! Eh! mon Dieu! est-ce bien toi que je retrouve?

Aussi les spectateurs, muets d’étonnement, n’osèrent-ils interrompre les manifestations de tendresse que prodiguait à Fernande une des femmes les plus orgueilleuses du faubourg Saint-Germain, et, témoin inquiet de la reconnaissance, chacun dut attendre une explication sans oser la demander.

Quant à Fernande, comme si aucune émotion nouvelle ne pouvait trouver place en son âme, après les émotions terribles qu’elle venait d’éprouver, elle se laissa embrasser sans témoigner d’autre impression que celle d’une agréable surprise. C’était juste ce que les lois du savoir-vivre et de la politesse exigeaient. Cependant Fabien, qui était le plus rapproché d’elle, crut s’apercevoir qu’elle pâlissait légèrement.

– Mon Dieu! que je suis heureuse, continua la noble veuve, de te revoir ainsi, après cinq années de séparation, encore plus jeune et plus belle, je crois, que le jour où nous nous quittâmes!

– Qu’es-tu devenue, ma pauvre Fernande? Moi, j’ai été mariée et je suis veuve. J’avais épousé M. de Neuilly, un vieillard; ce n’était pas une spéculation, Dieu merci! car tout son bien était placé en rentes viagères; mais tu sais comme je suis bonne, j’ai vu un dévouement à accomplir, et je l’ai réclamé. Au reste, homme de bonne maison, et, comme je le disais encore tout à l’heure, un vrai de Neuilly, preuves en main: podagre, goutteux, avare, j’en conviens, mais trente-deux quartiers, et d’Harcourt par les femmes.

Tout en énumérant les griefs et les avantages de sa position, la prude examinait avec empressement, et avec un regard d’envie encore plus que de curiosité, la beauté gracieuse, l’air de distinction et l’élégance de son ancienne amie; puis, s’adressant à madame de Barthèle:

– Pardon, chère cousine, continua-t-elle, mais je ne puis vous exprimer la joie que je ressens à voir aujourd’hui une de mes plus chères compagnes de Saint-Denis.

– De Saint-Denis? répétèrent avec surprise tous les personnages présents à cette scène.

– Oui, oui, de Saint-Denis; vous l’ignoriez, je le vois, poursuivit madame de Neuilly. Eh bien, sachez que nous avons été élevées ensemble, toujours dans les mêmes classes; que Fernande et moi nous ne nous quittions pas. C’est la fille d’un brave général mort sur le champ de bataille pendant la campagne de 1823, devant Cadix, sous les yeux de monseigneur le duc d’Angoulême; qui lui promit de veiller sur son enfant, sur sa fille unique. Là-bas, nous savions toute cette histoire que vous paraissez tous ignorer ici. Permettez donc que ce soit moi qui vous présente mademoiselle de…

– Arrêtez, madame, s’écria Fernande. Au nom du ciel, ne prononcez pas le nom de mon père.

Il y avait un tel accent de prière dans ces paroles échappées au cœur de la jeune femme, que madame de Neuilly s’arrêta.

Jusque-là Fernande, comme on l’a vu, avait gardé le silence. Son maintien annonçait même plus de résignation que d’embarras, plus de honte que de crainte; ses yeux baissés avaient évité tous les regards, et sa dignité naturelle semblait s’accroître à mesure que cette singulière rencontre amenait la révélation d’un secret qui tournait à son avantage. Mais au moment où le nom de son père avait été sur le point d’être prononcé, par un geste aussi rapide que la pensée, par un cri presque involontaire, par un mouvement de profond effroi, elle avait suspendu ce nom aux lèvres de madame de Neuilly, qui effectivement, à la prière de Fernande, s’était arrêtée.

– Eh! pourquoi cela, ma chère, dit la veuve, et quel motif vous force à garder l’incognito comme une reine en voyage? Mais c’est un fort beau nom que le vôtre, et je dirai comme ce roi de Macédoine: Si je ne me nommais pas Alexandre, je voudrais me nommer…

– Madame, dit Fernande, je vous ai suppliée et je vous supplie encore de vous arrêter; vous ne pouvez savoir quels motifs puissants me font désirer que mon nom de jeune fille reste inconnu.

– Vous avez raison, dit madame de Neuilly; je ne puis pas deviner une pareille fantaisie, et je ne comprendrai jamais que la fille du marquis de Mormant…

Fernande jeta un cri de douleur profonde. La honte passa sur son visage comme le reflet d’une flamme ardente; puis la pâleur lui succéda, des larmes mouillèrent ses paupières et ruisselèrent sur ses joues; des sanglots gonflèrent sa poitrine et s’échappèrent en gémissements étouffés. Enfin, avec cette douleur de l’âme plus forte que l’usage du monde, elle courba la tête, et, ouvrant ses bras comme pour indiquer la résignation devant l’impuissance de sa volonté, elle répondit:

– Vous m’avez fait bien du mal, madame. J’aurais désiré que le nom de mon père ne fût pas prononcé.

– Mais alors il fallait me dire pour quel motif tu désirais que je gardasse le silence.

– C’est que nous ne sommes plus aux jours de notre enfance, madame, répondit Fernande avec un accès de mélancolie profonde; c’est que nous ne sommes plus dans cette maison de paix et d’amitié où la pauvre orpheline fut si heureuse.

– Je crois bien que tu étais heureuse! tu étais la plus savante, la plus fêtée et la plus belle de nous toutes.

– Funestes avantages! dit Fernande en relevant la tête et en fixant un regard sévère et triste sur les trois hommes qui, en proie au plus profond étonnement, assistaient à cette étrange scène sans dire un seul mot.

– Aussi nous te prédisions un beau mariage, continua la noble veuve, et je vois que notre prédiction s’est accomplie. Une voiture élégante, car c’est à toi sans doute la voiture que j’avais remarquée en entrant dans la cour, de beaux chevaux de luxe, un train de maison; mais il est donc riche, ce M. Duponderay, Dufonderay? Comment appelles-tu ton mari?

– Ducoudray, dit tristement Fernande, en femme qui se résigne à mentir.

– Ducoudray! répéta madame de Neuilly. Ah çà! j’espère qu’il n’y a rien de substitué dans sa fortune, lui; pas de rentes viagères? Ah! c’est que c’est affreux, vois-tu, chère amie, surtout quand on a pris des habitudes de luxe; un malheur arrive, et puis plus d’hôtel, plus de voiture, plus de chevaux. Mais ce que je ne comprends point, pardon de revenir encore là-dessus, c’est de ne point se parer du nom de son père quand il est beau; il y a donc des raisons? Ah! j’y suis, pauvre petite, tu as fait un mariage d’argent? Encore une victime! ton mari est un enrichi, un homme de banque? Ah! malheureuse! je comprends tout maintenant.

Puis, à l’indécision des physionomies, voyant qu’elle n’avait pas encore rencontré juste, elle reprit:

– Ce n’est pas cela, non. Ah! maintenant je devine; c’est à cause du somnambulisme. M. Ducoudray est comme M. Puységur, un magnétiseur. Eh bien, je préfère le magnétisme à la banque. Et il te force à le seconder dans son charlatanisme? Ah! véritablement les hommes sont infâmes! Il te fait lire les yeux bandés comme mademoiselle Pigeaire? Il te fait voir l’heure aux montres des autres? Dans quel temps vivons-nous, mon Dieu! M. de Neuilly avait placé tout son bien en viager, c’est vrai, mais il n’aurait pas forcé mademoiselle de Pommereuse, une fille d’ancienne noblesse, à devenir somnambule, à voir ce qui se passe dans l’intérieur du corps humain, à guérir des malades; c’est une indignité, et il y a là matière à séparation. Il faut plaider, ma petite. Tiens, je me connais en procès, moi; j’en ai soutenu un de trois ans contre les héritiers de M. de Neuilly. Je t’aiderai de mes conseils, je te soutiendrai de mon crédit: puis, lorsque nous aurons envoyé cet abominable M. Ducoudray magnétiser tout seul, je te réhabiliterai dans le monde, je te présenterai comme la fille du marquis de Mormant; et sois tranquille, sous mon patronage, toutes les portes se rouvriront devant toi. N’est-ce pas, monsieur de Montgiroux? n’est-ce pas, monsieur de Rieulle?… n’est ce pas, monsieur… Mais qu’avez-vous donc tous? qu’est-ce que signifient ces visages consternés? Y a-t-il donc encore autre chose?

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