Madame de Barthèle le sentait elle-même; mais elle s’était placée dans cet embarras avec sa légèreté ordinaire; elle résolut d’y faire face vaillamment, en bravant jusqu’au bout les conséquences de son irréflexion. Elle prit donc la main de Clotilde, qu’elle pressa tendrement sans trop savoir pourquoi, peut-être pour se soutenir elle-même dans sa résolution, et, s’adressant à Fernande sans toutefois lui présenter sa belle-fille, elle lui dit avec une grande effusion de cœur, et comme on s’accroche à une branche de salut:
– Voilà sa femme, madame. La pauvre enfant est sur le point d’être veuve après trois ans de mariage; prenez pitié d’elle.
Le coup d’œil que les deux jeunes femmes avaient jeté l’une sur l’autre avait suffi pour qu’elles comprissent leur rivalité. Ici, la magie, le prestige, l’éclat; là, l’innocence, la beauté, l’autorité du droit; chacune eut quelque chose à envier à l’autre; toutes deux rougirent et s’inclinèrent en même temps.
– Ma chère Clotilde, dit madame de Barthèle à voix basse, et cependant de manière à être entendue, nous devons tout comprendre maintenant. Voici madame Ducoudray.
– Madame Ducoudray! s’écria Fernande avec surprise en voyant que c’était elle que l’on désignait sous ce nom.
– Oui, madame, se hâta de dire Fabien en cherchant à lui faire comprendre, par l’expression de son regard et par le mouvement de sa physionomie, qu’il avait fallu recourir à la ruse par égard pour les préjugés sociaux; oui, madame, nous n’avons pas cru devoir faire mystère ici du nom de votre mari. Pardonnez-nous cette indiscrétion, que nous avons crue, sinon nécessaire, du moins convenable.
C’était le dernier coup porté à Fernande. Elle adressa un regard d’indignation aux deux jeunes gens; puis, revenant a madame de Barthèle:
– Madame, lui dit-elle, j’ai aussi ma fierté, j’ai aussi ma pudeur; si vous me recevez, il est bon que vous me receviez pour moi; car, en me recevant sous un autre nom que le mien, votre gracieux accueil n’est plus un honneur, c’est une humiliation. Je ne suis pas mariée, je ne suis pas veuve, je ne m’appelle pas madame Ducoudray: je me nomme Fernande.
– Eh bien, madame, sous quelque nom que vous vous présentiez ici, s’écria madame de Barthèle, soyez la bienvenue; c’est nous qui vous avons été chercher, c’est nous qui implorons votre présence, c’est nous qui vous supplions de rester.
À cette voix vibrante et dont l’accent maternel allait jusqu’au cœur, au geste dont Clotilde accompagna les paroles de sa belle-mère, Fernande comprit que deux femmes aussi distinguées ne se trouvaient pas dans une position semblable sans y avoir un de ces intérêts puissants qui élèvent les situations au-dessus des règles du monde. Elle fit donc un prompt retour sur elle-même, et, se rendant maîtresse de sa fierté bouillonnante et révoltée au fond de son cœur:
– Je n’ai plus de volonté, madame, dit-elle à la baronne en s’inclinant avec un respect plein de grâce; faites de moi ce que vous voudrez; que m’importe, d’ailleurs, le nom dont on m’appelle, puisque j’ai renoncé à mon véritable nom! Seulement, je réclame maintenant l’explication que je refusais tout à l’heure et que vous alliez me donner lorsque madame est entrée.
Et elle désigna de la main Clotilde, dont elle ne savait pas le nom.
– Oh! merci, merci! s’écria madame de Barthèle enchantée; je sentais que vous nous seconderiez: vous êtes trop belle pour n’être pas bonne… Vous saurez donc…
Madame de Barthèle achevait à peine de prononcer ces mots, qu’une péripétie nouvelle vint encore changer la face de cette scène, sans qu’on pût prévoir dès lors comment elle pourrait se terminer. M. de Montgiroux entra.
En apercevant Fernande, M. de Montgiroux s’arrêta court et poussa un cri. Cette arrivée inattendue, cette exclamation de surprise échappée au comte, produisirent un de ces effets de théâtre que la différence des impressions reçues par chaque personnage rend si difficiles à décrire, et pour lesquelles il faut laisser agir l’imagination, qui révèle plus à l’esprit que l’art presque toujours impuissant du narrateur.
Seulement, il fut évident pour chacun que la fausse madame Ducoudray et le comte de Montgiroux se connaissaient plus qu’ils n’avaient voulu le laisser croire; car, immédiatement, l’un et l’autre se remirent de l’étonnement réciproque qu’ils avaient manifesté; mais cet étonnement avait été assez visible, cependant, pour donner lieu à toutes les suppositions qu’il plaisait de faire aux spectateurs intéressés ou désintéressés de cette scène.
– Voilà le mot de l’énigme qui t’inquiétait, dit Fabien à Léon; le prince régnant, c’est le comte de Montgiroux.
– Que peut il y avoir de commun entre M. de Montgiroux et cette femme? se demanda madame de Barthèle.
– Ah! c’est pour Fernande que mon neveu se meurt d’amour! murmura le grave pair de France.
– Est-ce un piège habilement tendu, une vengeance de Léon de Vaux? se demanda Fernande.
Clotilde seule, calme et en dehors des impressions du moment, ne percevait aucune crainte secrète; aussi fut-elle la première à rompre le silence.
– Mon oncle, dit-elle, n’est-ce point le médecin qui vous envoie auprès de nous?
– Oui, sans doute, répondit vivement le comte, sans doute. Le docteur sait l’arrivée de madame et il s’impatiente.
– Eh bien, dit la baronne, puisque madame a la bonté de se mettre à notre disposition, et que le docteur s’impatiente, ne perdons pas un instant.
– Je vous ai déjà dit, madame, que j’étais à vos ordres, dit Fernande, et, puisqu’on prétend que je suis nécessaire…
– Nécessaire, murmura M. de Montgiroux, nécessaire! C’est le mot, madame. Un pauvre fou, le mari de ma nièce, a eu le malheur de vous voir, et, comme tous ceux qui vous ont vue, il se meurt d’amour.
Le comte avait prononcé ces paroles avec un tel accent de dépit, que Clotilde crut que, dans la sévérité de ses principes, M. de Montgiroux voulait faire une leçon à Fernande.
– Oh! mon oncle, s’écria-t-elle en se jetant dans les bras du comte, de grâce, je vous en prie!
Puis elle ajouta tout bas:
– La sévérité serait peu convenable de notre part, et en cette occasion.
Mais le pair de France était trop agité pour en demeurer là, et, comme Fernande s’empressait de lui répondre:
– Oh! monsieur le comte, j’espère que votre galanterie vous fait exagérer la position du malade.
– Non, madame, dit-il, non; car, dans son délire, il vous nomme, vous accuse d’ingratitude, de perfidie, de trahison: que sais-je, moi!
La scène menaçait de tourner en une querelle personnelle, que, dans son imprudence, M. de Montgiroux allait faire à Fernande, lorsque la baronne, d’un mot, fit rentrer son ancien amant dans les convenances de sa position.