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Il sourit.

«En voilà un qui ne m’occupait pas!… J’étais bien sûr que ce n’était pas lui qui était dans le sac… Cependant, la nuit qui a précédé son repêchage, dès que j’eus casé le vrai Darzac, sous l’égide de Bernier, dans le Château Neuf, et que j’eus quitté la galerie du puits après y avoir laissé pour mes projets du lendemain, ma barque à moi… une barque que j’avais eue de Paolo le pêcheur, un ami du Bourreau de la mer, je regagnai le rivage à la nage. Je m’étais naturellement dévêtu et je portais mes vêtements en paquet sur ma tête. Comme j’accostais, je tombai dans l’ombre sur le Paolo, qui s’étonna de me voir prendre un bain à cette heure, et qui m’invita à venir pêcher la pieuvre avec lui. L’événement me permettait de tourner toute la nuit autour du château d’Hercule et de le surveiller. J’acceptai. Et alors j’appris que la barque qui m’avait servi était celle de Tullio. Le Bourreau de la mer était devenu soudainement riche et avait annoncé à tout le monde qu’il se retirait dans son pays natal. Il avait vendu très cher, racontait-il, de précieux coquillages au vieux savant, et, de fait, depuis plusieurs jours, on l’avait vu avec le vieux savant tous les jours. Paolo savait qu’avant d’aller à Venise Tullio s’arrêterait à San Remo. Pour moi, l’aventure du vieux Bob se précisait: il lui avait fallu une barque pour quitter le château, et cette barque était justement celle du Bourreau de la mer. Je demandai l’adresse de Tullio à San Remo et y envoyai, par le truchement d’une lettre anonyme, Arthur Rance, persuadé que Tullio pouvait nous renseigner sur le sort du vieux Bob. En effet, le vieux Bob avait payé Tullio pour qu’il l’accompagnât cette nuit-là à la grotte et qu’il disparût ensuite… C’est par pitié pour le vieux professeur que je me décidai à avertir ainsi Arthur Rance; il pouvait, en effet, être arrivé quelque accident à son parent. Quant à moi, je ne demandais au contraire qu’une chose, c’est que cet exquis vieillard ne revînt pas avant que j’en eusse fini avec Larsan, désirant toujours faire croire au faux Darzac que le vieux Bob me préoccupait par-dessus tout. Aussi, quand j’appris qu’on venait de le retrouver, je n’en fus qu’à moitié réjoui, mais j’avouerai que la nouvelle de sa blessure à la poitrine, à cause de la blessure à la poitrine de l’homme au sac, ne me causa aucune peine. Grâce à elle, je pouvais espérer, encore quelques heures, continuer mon jeu.

– Et pourquoi ne le cessiez-vous pas tout de suite?

– Ne comprenez-vous donc point qu’il m’était impossible de faire disparaître le corps de trop de Larsan en plein jour? Il me fallait tout le jour pour préparer sa disparition dans la nuit! Mais quel jour nous avons eu là avec la mort de Bernier! L’arrivée des gendarmes n’était point faite pour simplifier les choses. J’ai attendu pour agir qu’ils eussent disparu! Le premier coup de fusil que vous avez entendu quand nous étions dans la Tour Carrée fut pour m’avertir que le dernier gendarme venait de quitter l’auberge des Albo, à la pointe de Garibaldi, le second que les douaniers, rentrés dans leurs cabanes, soupaient et que la mer était libre!

– Dites donc, Rouletabille, fis-je en le regardant bien dans ses yeux clairs, quand vous avez laissé, pour vos projets, la barque de Tullio au bout de la galerie du puits, vous saviez déjà ce que cette barque remporterait le lendemain?»

Rouletabille baissa la tête:

«Non… fit-il sourdement… et lentement… non… ne croyez pas cela, Sainclair… Je ne croyais pas qu’elle remporterait un cadavre… après tout, c’était mon père!… Je croyais qu’elle remporterait un corps de trop pour la maison des fous!… Voyez-vous, Sainclair, je ne l’avais condamné qu’à la prison… pour toujours… Mais il s’est tué… C’est Dieu qui l’a voulu!… que Dieu lui pardonne!…»

Nous ne dîmes plus un mot de la nuit.

À Laroche, je voulus lui faire prendre quelque chose de chaud, mais il me refusa ce déjeuner avec fièvre. Il acheta tous les journaux du matin et se précipita, tête baissée, dans les événements du jour. Les feuilles étaient pleines des nouvelles de Russie. On venait de découvrir, à Pétersbourg, une vaste conspiration contre le tsar. Les faits relatés étaient si stupéfiants qu’on avait peine à y ajouter foi.

Je déployai L’Époque et je lus en grosses lettres majuscules en première colonne de la première page:

Départ de Joseph Rouletabille pour la Russie

et, au-dessous:

Le tsar le réclame!

Je passai le journal à Rouletabille qui haussa les épaules, et fit:

«Bah!… Sans me demander mon avis!… Qu’est-ce que monsieur mon directeur veut que j’aille faire là-bas?… Il ne m’intéresse pas, moi, le tsar… avec les révolutionnaires… c’est son affaire!… ce n’est pas la mienne!… En Russie?… je vais demander un congé, oui!… j’ai besoin de me reposer, moi!… Sainclair, mon ami, voulez-vous?… Nous irons nous reposer ensemble quelque part!…

– Non! Non! m’écriai-je avec une certaine précipitation, je vous remercie!… j’en ai assez de me reposer avec vous!… j’ai une envie folle de travailler…

– Comme vous voudrez, mon ami! Moi, je ne force pas les gens…»

Et, comme nous approchions de Paris, il fit un brin de toilette, vida ses poches et fut surpris tout à coup de trouver dans l’une d’elles une enveloppe toute rouge qui était venue là sans qu’il pût s’expliquer comment.

«Ah! bah!» fit-il, et il la décacheta.

Et il partit d’un vaste éclat de rire. Je retrouvais mon gai Rouletabille, je voulus connaître la cause de cette merveilleuse hilarité.

«Mais je pars! mon vieux! me fit-il. Mais je pars!… Ah! du moment que c’est comme ça!… Je pars!… Je prends le train, ce soir…

– Pour où?…

– Pour Saint-Pétersbourg!…»

Et il me tendit la lettre où je lus:

«Nous savons, monsieur, que votre journal a décidé de vous envoyer en Russie, à la suite des incidents qui bouleversent en ce moment la cour de Tsarkoïé-Selo… Nous sommes obligés de vous avertir que vous n’arriverez pas à Pétersbourg vivant.

«Signé: LE COMITÉ CENTRAL RÉVOLUTIONNAIRE.»

Je regardais Rouletabille dont la joie débordait de plus en plus: «Le prince Galitch était à la gare,» fis-je simplement.

Il me comprit, haussa les épaules avec indifférence, et repartit:

«Ah! bien, mon vieux! on va s’amuser!»

Et c’est tout ce que je pus en tirer malgré mes protestations. Le soir, quand, à la gare du Nord, je le serrai dans mes bras en le suppliant de ne point nous quitter et en pleurant mes larmes désespérées d’ami… Il riait encore, il répétait encore: «Ah! bien, on va s’amuser!…»

Et ce fut son dernier salut.

Le lendemain, je repris le cours de mes affaires au Palais. Les premiers confrères que je rencontrai furent maîtres Henri Robert et André Hesse.

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