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«Mais, puisque vous n’avez plus ces soupçons, monsieur, fit-il, retombé à un calme singulier, je voudrais bien savoir, après tout ce que vous venez de me dire, ce qui a bien pu les chasser?…

– Pour les chasser, monsieur, il me fallait une certitude! Une preuve simple, mais absolue, qui me montrât d’une façon éclatante laquelle était Larsan des deux manifestations Darzac! Cette preuve m’a été fournie heureusement par vous, monsieur, à l’heure même où vous avez fermé le cercle, le cercle dans lequel s’était trouvé «le corps de trop!» le jour où, ayant affirmé – ce qui était la vérité – que vous aviez tiré les verrous de votre appartement aussitôt rentré dans votre chambre, vous nous avez menti en ne nous dévoilant pas que vous étiez entré dans cette chambre vers six heures et non point, comme le père Bernier le disait et comme nous avions pu le constater nous-mêmes, à cinq heures! Vous étiez alors le seul avec moi à savoir que le Darzac de cinq heures, dont nous vous parlions comme de vous-même n’était point vous-même! Et vous n’avez rien dit! Et ne prétendez pas que vous n’attachiez aucune importance à cette heure de cinq heures, puisqu’elle vous expliquait tout, à vous, puisqu’elle vous apprenait qu’un autre Darzac que vous était venu dans la Tour Carrée à cette heure-là, le vrai! Aussi, après vos faux étonnements, comme vous vous taisez! Votre silence nous a menti! Et quel intérêt le véritable Darzac aurait-il eu à cacher qu’un autre Darzac, qui pouvait être Larsan, était venu avant vous se cacher dans la Tour Carrée? Seul, Larsan avait intérêt à nous cacher qu’il y avait un autre Darzac que lui! DES DEUX MANIFESTATIONS DARZAC LA FAUSSE ÉTAIT NÉCESSAIREMENT CELLE QUI MENTAIT! Ainsi mes soupçons ont-ils été chassés par la certitude! LARSAN C’ÉTAIT VOUS! ET L’HOMME QUI ÉTAIT DANS LE PLACARD, C’ÉTAIT DARZAC!

– Vous mentez!» hurla en bondissant sur Rouletabille celui que je ne pouvais croire être Larsan.

Mais nous nous étions interposés et Rouletabille, qui n’avait rien perdu de son calme, étendit le bras et dit:

«Il y est encore!…»

Scène indescriptible! Minute inoubliable! Au geste de Rouletabille, la porte du placard avait été poussée par une main invisible, comme il arriva le terrible soir qui avait vu le mystère du «corps de trop»…

Et le «corps de trop» lui-même apparut! Des clameurs de surprise, d’enthousiasme et d’effroi remplirent la Tour Carrée. La Dame en noir poussa un cri déchirant:

«Robert!… Robert!… Robert!»

Et c’était un cri de joie. Deux Darzac étaient devant nous, si semblables que toute autre que la Dame en noir aurait pu s’y tromper… Mais son cœur ne la trompa point, en admettant que sa raison, après l’argumentation triomphante de Rouletabille, eût pu hésiter encore. Les bras tendus, elle allait vers la seconde manifestation Darzac qui descendait du fatal placard… Le visage de Mathilde rayonnait d’une vie nouvelle; ses yeux, ses tristes yeux dont j’avais vu si souvent le regard égaré autour de l’autre, fixaient celui-ci avec une joie magnifique, mais tranquille et sûre. C’était lui! C’était celui qu’elle croyait perdu, et qu’elle avait osé chercher sur le visage de l’autre, et qu’elle n’avait pas retrouvé sur le visage de l’autre, ce dont elle avait accusé, pendant des jours et des nuits, sa pauvre folie!

Quant à celui que, jusqu’à la dernière minute, je n’avais pu croire coupable, quant à l’homme farouche qui, dévoilé et traqué, voyait soudain se dresser en face de lui la preuve vivante de son crime, il tenta encore un de ces gestes qui, si souvent, l’avaient sauvé. Entouré de toutes parts, il osa la fuite. Alors nous comprîmes la comédie audacieuse que, depuis quelques minutes, il nous donnait. N’ayant plus aucun doute sur l’issue de la discussion qu’il soutenait avec Rouletabille, il avait eu cette incroyable puissance sur lui-même de n’en laisser rien paraître, et aussi cette habileté dernière de prolonger la dispute et de permettre à Rouletabille de dérouler à loisir une argumentation au bout de laquelle il savait qu’il trouverait sa perte, mais pendant laquelle il découvrirait, peut-être, les moyens de sa fuite. C’est ainsi qu’il manœuvra si bien que, dans le moment que nous avancions vers l’autre Darzac, nous ne pûmes l’empêcher de se jeter d’un bond dans la pièce qui avait servi de chambre à Mme Darzac et d’en refermer violemment la porte avec une rapidité foudroyante! Nous nous aperçûmes qu’il avait disparu lorsqu’il était trop tard pour déjouer sa ruse. Rouletabille, pendant la scène précédente, n’avait songé qu’à garder la porte du corridor et il n’avait point pris garde que chaque mouvement que faisait le faux Darzac, au fur et à mesure qu’il était convaincu d’imposture, le rapprochait de la chambre de Mme Darzac. Le reporter n’attachait aucune importance à ces mouvements-là, sachant que cette chambre n’offrait à la fuite de Larsan aucune issue. Et cependant, quand le bandit fut derrière cette porte, qui fermait son dernier refuge, notre confusion augmenta dans des proportions importantes. On eût dit que, tout à coup, nous étions devenus forcenés. Nous frappions! Nous criions! Nous pensions à tous les coups de génie de ses inexplicables évasions!

«Il va s’échapper!… Il va encore nous échapper!…»

Arthur Rance était le plus enragé. Mrs. Edith, de son poignet nerveux, me broyait le bras, tant la scène l’impressionnait. Nul ne faisait attention à la Dame en noir et à Robert Darzac qui, au milieu de cette tempête, semblaient avoir tout oublié, même le bruit que l’on menait autour d’eux. Ils n’avaient pas une parole, mais ils se regardaient comme s’ils découvraient un monde nouveau, celui où l’on s’aime. Or, ils venaient simplement de le retrouver, grâce à Rouletabille.

Celui-ci avait ouvert la porte du corridor et appelé à la rescousse les trois domestiques. Ils arrivèrent avec leurs fusils. Mais c’étaient des haches qu’il fallait. La porte était solide et barricadée d’épais verrous. Le père Jacques alla chercher une poutre qui nous servit de bélier. Nous nous y mîmes tous, et, enfin, nous vîmes la porte céder. Notre anxiété était au comble. En vain nous répétions-nous que nous allions entrer dans une chambre où il n’y avait que des murs et des barreaux… nous nous attendions à tout, ou plutôt à rien, car c’était surtout la pensée de la disparition, de l’envolement, de la dissociation de la matière de Larsan qui nous hantait et nous rendait plus fous.

Quand la porte eut commencé de céder, Rouletabille ordonna aux domestiques de reprendre leurs fusils, avec la consigne, cependant, de ne s’en servir que s’il était impossible de s’emparer de lui, vivant. Puis, il donna un dernier coup d’épaule et, la porte étant enfin tombée, il entra le premier dans la pièce.

Nous le suivions. Et, derrière lui, sur le seuil, nous nous arrêtâmes tous, tant ce que nous vîmes nous remplit de stupéfaction. D’abord, Larsan était là! Oh! il était visible! Et il était reconnaissable! Il avait arraché sa fausse barbe; il avait mis bas son masque de Darzac; il avait repris sa face rase et pâle du Frédéric Larsan du château du Glandier. Et on ne voyait que lui dans la chambre. Il était tranquillement assis dans un fauteuil, au milieu de la pièce, et nous regardait de ses grands yeux calmes et fixes. Ses bras s’allongeaient aux bras du fauteuil. Sa tête s’appuyait au dossier. On eût dit qu’il nous donnait audience et qu’il attendait que nous lui exposions nos revendications. Je crus même discerner un léger sourire sur sa lèvre ironique.

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