– De telle sorte, Monsieur Darzac, continua Rouletabille, sans s’occuper des interruptions de son interlocuteur, de l’émoi de la Dame en noir et de notre attitude plus que jamais effarée à tous, de telle sorte que le vrai Darzac venu du dehors pour reprendre sa place que vous lui auriez volée – dans mon imagination, Monsieur Darzac, dans mon imagination, rassurez-vous!… – aurait été, par vos soins obscurs et avec l’aide trop fidèle de la Dame en noir, mis en parfait état de ne plus nuire à votre audacieuse entreprise!… de telle sorte, Monsieur Darzac, que j’ai pu penser que, vous étant Larsan, l’homme qui fut mis dans le sac était Darzac!… Ah! la belle imagination que j’avais là!… Et l’inouï soupçon!…
– Bah! répondit sourdement le mari de Mathilde… Nous nous sommes tous soupçonnés ici!…»
Rouletabille tourna le dos à M. Darzac, mit ses mains dans ses poches et dit, s’adressant à Mathilde, qui semblait prête à s’évanouir devant l’horreur de l’imagination de Rouletabille:
«Encore un peu de courage, madame!»
Et, cette fois, de sa voix «perchée» que je lui connaissais bien, de sa voix de professeur de mathématiques exposant ou résolvant un théorème:
«Voyez-vous, Monsieur Darzac, il y avait deux manifestations Darzac… Pour savoir quelle était la vraie et quelle était celle qui cachait Larsan… Mon devoir, Monsieur Darzac, celui que me montrait le bon bout de ma raison, était d’examiner sans peur ni reproche, à tour de rôle, ces deux manifestations-là… en toute impartialité! Alors, j’ai commencé par vous… Monsieur Darzac.»
M. Darzac répondit à Rouletabille:
«En voilà assez, puisque vous ne me soupçonnez plus! Vous allez me dire tout de suite qui est Larsan!… Je le veux! je l’exige!…
– Nous le voulons tous!… et tout de suite!» nous écriâmes-nous en les entourant tous deux.
Mathilde s’était précipitée sur son enfant et le couvrait de son corps comme s’il eût été déjà menacé. Mais cette scène avait déjà trop duré et nous exaspérait.
«Puisqu’il le sait! qu’il le dise!… qu’on en finisse!» s’écriait Arthur Rance…
Et, soudain, comme je me rappelais que j’avais entendu les mêmes cris d’impatience à la cour d’assises, un nouveau coup de feu retentit à la porte de la Tour Carrée, et nous en fûmes tous si bien «saisis» que notre colère en tomba du coup et que nous nous mîmes à prier, poliment, ma foi, Rouletabille de mettre fin le plus tôt possible à une situation intolérable. Dans ce moment, en vérité, c’était à qui le supplierait davantage, comme si nous comptions là-dessus pour prouver aux autres, et peut-être à nous-mêmes, que nous n’étions pas Larsan!
Rouletabille, aussitôt qu’il avait entendu le second coup de feu, avait changé de physionomie. Tout son visage s’était transformé, tout son être semblait vibrer d’une énergie farouche. Quittant le ton goguenard avec lequel il parlait à M. Darzac et qui nous avait tous particulièrement froissés, il écarta doucement la Dame en noir qui s’obstinait à le vouloir protéger; il s’adossa à la porte, il croisa les bras, et dit:
«Dans une affaire comme celle-là, voyez-vous, il ne faut rien négliger. Deux manifestations Darzac entrantes et deux manifestations Darzac sortantes, dont l’une de celles-ci dans le sac! Il y a de quoi s’y perdre! Et maintenant encore je voudrais bien ne pas dire de bêtises!… Que M. Darzac, ici, présent, me permette de lui dire: j’avais cent excuses pour le soupçonner!…»
Alors, je pensai: «Quel malheur qu’il ne m’en ait pas parlé! Je lui aurais évité de la besogne et je lui aurais fait «découvrir l’Australie!»
M. Darzac s’était planté devant le reporter et répétait maintenant, avec une rage insistante: «Quelles excuses?… Quelles excuses?…
– Vous allez me comprendre, mon ami, fit le reporter avec un calme suprême. La première chose que je me suis dite, quand j’ai examiné les conditions de votre manifestation Darzac à vous, est celle-ci: «Bah! si c’était Larsan! la fille du professeur Stangerson s’en serait bien aperçue!» Évidemment, n’est-ce pas?… Évidemment!… Or, en examinant l’attitude de celle qui est devenue, à votre bras, Mme Darzac, j’ai acquis la certitude, monsieur, qu’elle vous soupçonnait tout le temps d’être Larsan.»
Mathilde, qui était retombée sur une chaise, trouva la force de se soulever et de protester d’un grand geste épeuré.
Quant à M. Darzac, son visage semblait plus que jamais ravagé par la souffrance. Il s’assit, en disant à mi-voix:
«Se peut-il que vous ayez pensé cela, Mathilde?…»
Mathilde baissa la tête et ne répondit pas.
Rouletabille, avec une cruauté implacable, et que, pour ma part, je ne pouvais excuser, continuait:
«Quand je me rappelle tous les gestes de Mme Darzac, depuis votre retour de San Remo, je vois maintenant dans chacun d’eux l’expression de la terreur qu’elle avait de laisser échapper le secret de sa peur, de sa perpétuelle angoisse… Ah! laissez-moi parler, Monsieur Darzac… Il faut que je m’explique ici, il le faut pour que tout le monde s’explique ici!… Nous sommes en train de «nettoyer la situation»!… Rien, alors, n’était naturel dans les façons d’être de Mlle Stangerson. La précipitation même qu’elle a mise à accéder à votre désir de hâter la cérémonie nuptiale prouvait le désir qu’elle avait de chasser définitivement le tourment de son esprit. Ses yeux, dont je me souviens, disaient alors, combien clairement: «Est-il possible que je continue à voir Larsan partout, même dans celui qui est à mes côtés, qui me conduit à l’autel, qui m’emporte avec lui!»
«À ce qu’il paraît qu’à la gare, monsieur, elle a jeté un adieu tout à fait déchirant! Elle criait déjà: «Au secours!» au secours contre elle, contre sa pensée!… et peut-être contre vous?… Mais elle n’osait exposer sa pensée à personne, parce qu’elle redoutait certainement qu’on lui dît…»
Et Rouletabille se pencha tranquillement à l’oreille de M. Darzac et lui dit tout bas, pas si bas que je ne l’entendisse, assez bas pour que Mathilde ne soupçonnât point les mots qui sortaient de sa bouche: «Est-ce que vous redevenez folle?»
Et, se reculant un peu:
«Alors, vous devez maintenant tout comprendre, mon cher Monsieur Darzac!… Et cette étrange froideur avec laquelle vous fûtes, par la suite, traité; et aussi, quelquefois, les remords qui, dans son hésitation incessante, poussaient Mme Darzac à vous entourer, par instants, des plus délicates attentions!… Enfin, permettez-moi de vous dire que je vous ai vu moi-même parfois si sombre, que j’ai pu penser que vous aviez découvert que Mme Darzac avait toujours au fond d’elle-même, en vous regardant, en vous parlant, en se taisant, la pensée de Larsan!… Par conséquent, entendons-nous bien… Ce n’est point cette idée «que la fille du professeur Stangerson s’en serait bien aperçu» qui pouvait chasser mes soupçons, puisque, malgré elle, elle s’en apercevait tout le temps! Non! Non!… Mes soupçons ont été chassés par autre chose!…