Tout à coup, le reporter sembla prendre une résolution subite; je compris à ses yeux traversés d’un brusque éclair que quelque chose de considérable venait de se passer dans sa cervelle. Et il se pencha sur Arthur Rance. Celui-ci avait la main droite appuyée sur une canne à bec-de-corbin. Le bec en était d’ivoire et joliment travaillé par un ouvrier illustre de Dieppe. Rouletabille lui prit cette canne.
«Vous permettez? dit-il. Je suis très amateur du travail de l’ivoire et mon ami Sainclair m’a parlé de votre canne. Je ne l’avais pas encore remarquée. Elle est, en effet, fort belle. C’est une figure de Lambesse. Il n’y a point de meilleur ouvrier sur la côte normande.»
Le jeune homme regardait la canne et ne semblait plus songer qu’à la canne. Il la mania si bien qu’elle lui échappa des mains et vint tomber devant Mme Darzac. Je me précipitai, la ramassai et la rendis immédiatement à Mr Arthur Rance. Rouletabille me remercia avec un regard qui me foudroya. Et, avant d’être foudroyé, j’avais lu dans ce regard-là que j’étais un imbécile!
Mrs. Edith s’était levée, très énervée de l’attitude insupportable de «suffisance» de Rouletabille et du silence de M. et Mme Darzac.
«Chère, fit-elle à Mme Darzac, je vois que vous êtes très fatiguée. Les émotions de cette nuit épouvantable vous ont exténuée. Venez, je vous en prie, dans nos chambres, vous vous reposerez.
– Je vous demande bien pardon de vous retenir un instant encore, Mrs. Edith, interrompit Rouletabille, mais ce qui me reste à dire vous intéresse particulièrement.
– Eh bien, dites, monsieur, et ne nous faites pas languir ainsi.»
Elle avait raison. Rouletabille le comprit-il? Toujours est-il qu’il racheta la lenteur de ses prolégomènes par la rapidité, la netteté, le saisissant relief avec lequel il retraça les événements de la nuit. Jamais le problème du «corps de trop» dans la Tour Carrée ne devait nous apparaître avec plus de mystérieuse horreur! Mrs. Edith en était toute réellement (je dis réellement, ma foi) frissonnante. Quant à Arthur Rance, il avait mis le bout du bec de sa canne dans sa bouche et il répétait avec un flegme tout américain, mais avec une conviction impressionnante: «C’est une histoire du diable! C’est une histoire du diable! L’histoire du corps de trop est une histoire du diable!…»
Mais, disant cela, il regardait le bout de la bottine de Mme Darzac qui dépassait un peu le bord de sa robe. À ce moment-là seulement la conversation devint à peu près générale; mais c’était moins une conversation qu’une suite ou qu’un mélange d’interjections, d’indignations, de plaintes, de soupirs et de condoléances, aussi de demandes d’explications sur les conditions d’arrivée possible du «corps de trop», explications qui n’expliquaient rien et ne faisaient qu’augmenter la confusion générale. On parla aussi de l’horrible sortie du «corps de trop» dans le sac de pommes de terre et Mrs. Edith, à ce propos, réédita l’expression de son admiration pour le gentleman héroïque qu’était M. Robert Darzac. Rouletabille, lui, ne daigna point laisser tomber un mot dans tout ce gâchis de paroles. Visiblement, il méprisait cette manifestation verbale du désarroi des esprits, manifestation qu’il supportait avec l’air d’un professeur qui accorde quelques minutes de récréation à des élèves qui ont été bien sages. C’était là un de ses airs qui ne me plaisaient pas et que je lui reprochais quelquefois, sans succès d’ailleurs, car Rouletabille a toujours pris les airs qu’il a voulus.
Enfin, il jugea sans doute que la récréation avait assez duré, car il demanda brusquement à Mrs. Edith:
«Eh bien, Mrs. Edith! Pensez-vous toujours qu’il faille avertir la justice?
– Je le pense plus que jamais, répondit-elle. Ce que nous serions impuissants à découvrir, elle le découvrira certainement, elle! (Cette allusion voulue à l’impuissance intellectuelle de mon ami laissa celui-ci parfaitement indifférent.) Et je vous avouerai même une chose, monsieur Rouletabille, ajouta-t-elle, c’est que je trouve qu’on aurait pu l’avertir plus tôt, la justice! Cela vous eût évité quelques longues heures de garde et des nuits d’insomnie qui n’ont, en somme, servi à rien, puisqu’elle n’ont pas empêché celui que vous redoutiez tant de pénétrer dans la place!»
Rouletabille s’assit, domptant une émotion vive qui le faisait presque trembler, et, d’un geste qu’il voulait rendre évidemment inconscient, s’empara à nouveau de la canne que Mr Arthur Rance venait de poser contre le bras de son fauteuil. Je me disais: «Qu’est-ce qu’il veut faire de cette canne? Cette fois-ci, je n’y toucherai plus! Ah! je m’en garderai bien!…»
Jouant avec la canne, il répondit à Mrs. Edith qui venait de l’attaquer d’une façon aussi vive, presque cruelle.
«Mrs. Edith, vous avez tort de prétendre que toutes les précautions que j’avais prises pour la sécurité de M. et Mme Darzac ont été inutiles. Si elles m’ont permis de constater la présence inexplicable d’un corps de trop, elles m’ont également permis de constater l’absence peut-être moins inexplicable d’un corps de moins.»
Nous nous regardâmes tous encore, les uns cherchant à comprendre, les autres redoutant déjà de comprendre.
«Eh! Eh! répliqua Mrs. Edith, dans ces conditions, vous allez voir qu’il ne va plus y avoir de mystère du tout et que tout va s’arranger.» Et elle ajouta, dans la langue bizarre de mon ami, afin de s’en moquer: «Un corps de trop d’un côté, un corps de moins de l’autre! Tout est pour le mieux!»
– Oui, fit Rouletabille, et c’est bien ce qui est affreux, car ce corps de moins arrive tout à fait à temps pour nous expliquer le corps de trop, madame. Maintenant, madame, sachez que ce corps de moins est le corps de votre oncle, M. Bob!
– Le vieux Bob! s’écria-t-elle. Le vieux Bob a disparu!» Et nous criâmes tous avec elle:
«Le vieux Bob! Le vieux Bob a disparu!
– Hélas!» fit Rouletabille.
Et il laissa tomber la canne.
Mais la nouvelle de la disparition du vieux Bob avait tellement «saisi» les Rance et les Darzac que nous ne portâmes aucune attention à cette canne qui tombait.
«Mon cher Sainclair, soyez donc assez aimable pour ramasser cette canne», dit Rouletabille.
Ma foi, je l’ai ramassée, cependant que Rouletabille ne daignait même pas me dire merci et que Mrs. Edith, bondissant tout à coup comme une lionne sur M. Robert Darzac qui opéra un mouvement de recul très accentué, poussait une clameur sauvage:
«Vous avez tué mon oncle!»
Son mari et moi-même eurent de la peine à la maintenir et à la calmer. D’un côté, nous lui affirmions que ce n’était pas une raison parce que son oncle avait momentanément disparu pour qu’il eût disparu dans le sac tragique, et de l’autre nous reprochions à Rouletabille la brutalité avec laquelle il venait de nous faire apparaître une opinion qui, au surplus, ne pouvait encore être, dans son esprit inquiet, qu’une bien tremblante hypothèse. Et, nous ajoutâmes, en suppliant Mrs. Edith de nous écouter, que cette hypothèse ne pouvait en aucune façon être considérée par Mrs. Edith comme une injure, attendu qu’elle n’était possible qu’en admettant la supercherie d’un Larsan qui aurait pris la place de son respectable oncle. Mais elle ordonna à son mari de se taire et, me toisant du haut en bas, elle me dit: