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Rouletabille poussa la porte du salon du vieux Bob. Tout de suite, nous aperçûmes la Dame en noir, ou plutôt son ombre, car la pièce était encore fort obscure, à peine touchée des premiers rayons du jour. La grande silhouette sombre de Mathilde était debout, appuyée à un coin de la fenêtre qui donnait sur la Cour du Téméraire. À notre apparition, elle n’eut pas un mouvement. Mais Mathilde nous dit tout de suite, d’une voix si affreusement altérée que je ne la reconnaissais plus:

«Pourquoi êtes-vous venus? Je vous ai vus passer dans la cour. Vous n’avez pas quitté la cour. Vous savez tout. Qu’est-ce que vous voulez?»

Et elle ajouta sur un ton d’une douleur infinie:

«Vous m’aviez juré de ne rien voir.»

Rouletabille alla à la Dame en noir et lui prit la main avec un respect infini:

«Viens, maman! dit-il, et ces simples paroles avaient dans sa bouche le ton d’une prière très douce et très pressante… Viens! Viens!… Viens!…»

Et il l’entraîna. Elle ne lui résistait point. Sitôt qu’il lui eût pris la main, il sembla qu’il pouvait la diriger à son gré. Cependant, quand il l’eut ainsi conduite devant la porte de la chambre fatale, elle eut un recul de tout le corps.

«Pas là!» gémit-elle…

Et elle s’appuya contre le mur pour ne point tomber. Rouletabille secoua la porte. Elle était fermée. Il appela Bernier qui, sur son ordre, l’ouvrit et disparut ou plutôt se sauva.

La porte poussée, nous avançâmes la tête. Quel spectacle! La chambre était dans un désordre inouï. Et la sanglante aurore qui entrait par les vastes embrasures rendait ce désordre plus sinistre encore. Quel éclairage pour une chambre de meurtre! Que de sang sur les murs et sur le plancher et sur les meubles!… Le sang du soleil levant et de l’homme que Toby avait emporté on ne savait où… dans le sac de pommes de terre! Les tables, les fauteuils, les chaises, tout était renversé. Les draps du lit auxquels l’homme, dans son agonie, avait dû désespérément s’accrocher, étaient à moitié tirés par terre et l’on voyait sur le linge la marque d’une main rouge. C’est dans tout cela que nous entrâmes, soutenant la Dame en noir qui paraissait prête à s’évanouir, pendant que Rouletabille lui disait de sa voix douce et suppliante: «Il le faut, maman! Il le faut!» Et il l’interrogea tout de suite après l’avoir déposée en quelque sorte sur un fauteuil que je venais de remettre sur ses pieds. Elle lui répondait par monosyllabes, par signes de tête ou par une désignation de la main. Et je voyais bien que, au fur et à mesure qu’elle répondait, Rouletabille était de plus en plus troublé, inquiet, effaré visiblement; il essayait de reconquérir tout le calme qui le fuyait et dont il avait plus que jamais besoin, mais il n’y parvenait guère. Il la tutoyait et l’appelait: «Maman! Maman!» tout le temps pour lui donner du courage… Mais elle n’en avait plus; elle lui tendit les bras et il s’y jeta; ils s’embrassèrent à s’étouffer, et cela la ranima; et, comme elle pleura tout à coup, elle fut un peu soulagée du poids terrible de toute cette horreur qui pesait sur elle. Je voulus faire un mouvement pour me retirer, mais ils me retinrent tous les deux et je compris qu’ils ne voulaient pas rester seuls dans la chambre rouge. Elle dit à voix basse:

«Nous sommes délivrés…»

Rouletabille avait glissé à ses genoux et, tout de suite, de sa voix de prière: «Pour en être sûre, maman… sûre… il faut que tu me dises tout… tout ce qui s’est passé… tout ce que tu as vu…»

Alors, elle put enfin parler… Elle regarda du côté de la porte qui était close; ses yeux se fixèrent avec une épouvante nouvelle sur les objets épars, sur le sang qui maculait les meubles et le plancher et elle raconta l’atroce scène à voix si basse que je dus m’approcher, me pencher sur elle pour l’entendre. De ses petites phrases hachées, il ressortait qu’aussitôt arrivés dans la chambre M. Darzac avait poussé les verrous et s’était avancé droit vers la table-bureau, de telle sorte qu’il se trouvait juste au milieu de la pièce quand la chose arriva. La Dame en noir, elle, était un peu sur la gauche, se disposant à passer dans sa chambre. La pièce n’était éclairée que par une bougie, placée sur la table de nuit, à gauche, à portée de Mathilde. Et voici ce qu’il advint. Dans le silence de la pièce, il y eut un craquement, un craquement brusque de meuble qui leur fit dresser la tête à tous les deux, et regarder du même côté, pendant qu’une même angoisse leur faisait battre le cœur. Le craquement venait du placard. Et puis tout s’était tu. Ils se regardèrent sans oser se dire un mot, peut-être sans le pouvoir. Ce craquement ne leur avait paru nullement naturel et jamais ils n’avaient entendu crier le placard. Darzac fit un mouvement pour se diriger vers ce placard qui se trouvait au fond, à droite. Il fut comme cloué sur place par un second craquement, plus fort que le premier et, cette fois, il parut à Mathilde que le placard remuait. La Dame en noir se demanda si elle n’était pas victime de quelque hallucination, si elle avait vu réellement remuer le placard. Mais Darzac avait eu lui aussi la même sensation, car il quitta tout à coup la table-bureau et fit bravement un pas en avant… C’est à ce moment que la porte… la porte du placard… s’ouvrit devant eux… Oui, elle fut poussée par une main invisible… elle tourna sur ses gonds… La Dame en noir aurait voulu crier; elle ne le pouvait pas… Mais elle eut un geste de terreur et d’affolement qui jeta par terre la bougie au moment même où du placard surgissait une ombre et au moment même où Robert Darzac, poussant un cri de rage, se ruait sur cette ombre…

«Et cette ombre… et cette ombre avait une figure! interrompit Rouletabille… Maman!… pourquoi n’as-tu pas vu la figure de l’ombre?… Vous avez tué l’ombre; mais qui me dit que l’ombre était Larsan, puisque tu n’as pas vu la figure!… Vous n’avez peut-être même pas tué l’ombre de Larsan!

– Oh! si! fit-elle sourdement et simplement: il est mort!» (Et elle ne dit plus rien…)

Et je me demandais en regardant Rouletabille: «Mais qui donc auraient-ils tué, s’ils n’avaient pas tué celui-là! Si Mathilde n’avait pas vu la figure de l’ombre, elle avait bien entendu sa voix!… elle en frissonnait encore… elle l’entendait encore. Et Bernier aussi avait entendu sa voix et reconnu sa voix… La voix terrible de Larsan… La voix de Ballmeyer qui, dans l’abominable lutte, au milieu de la nuit, annonçait la mort à Robert Darzac: «Ce coup-ci, j’aurai ta peau!» pendant que l’autre ne pouvait plus que gémir d’une voix expirante: «Mathilde!… Mathilde!…» Ah! comme il l’avait appelée!… comme il l’avait appelée du fond de la nuit où il râlait, déjà vaincu… Et elle… elle… elle n’avait pu que mêler, hurlante d’horreur, son ombre à ces deux ombres, que s’accrocher à elles au hasard des ténèbres, en appelant un secours qu’elle ne pouvait pas donner et qui ne pouvait pas venir. Et puis, tout à coup, ç’avait été le coup de feu qui lui avait fait pousser le cri atroce… Comme si elle avait été frappée elle-même… Qui était mort?… Qui était vivant?… Qui allait parler?… Quelle voix allait-elle entendre?…

… Et voilà que c’était Robert qui avait parlé!…

Rouletabille prit encore dans ses bras la Dame en noir, la souleva, et elle se laissa presque porter par lui jusqu’à la porte de sa chambre. Et là, il lui dit: «Va, maman, laisse-moi, il faut que je travaille, que je travaille beaucoup! pour toi, pour M. Darzac et pour moi!» – «Ne me quittez plus!… Je ne veux plus que vous me quittiez avant le retour de M. Darzac!» s’écria-t-elle, pleine d’effroi. Rouletabille le lui promit, la supplia de tenter de se reposer et il allait fermer la porte de la chambre quand on frappa à la porte du couloir. Rouletabille demandait qui était là. La voix de Darzac répondit. Rouletabille fit:

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