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Il était environ cinq heures moins cinq quand, laissant Bernier dans son corridor, devant la porte de l’appartement Darzac, Rouletabille et moi nous nous retrouvâmes dans la Cour du Téméraire.

À ce moment, nous gagnons le terre-plein de l’ancienne tour B’’. Nous nous asseyons sur le parapet, les yeux tournés vers la terre, attirés par la réverbération sanglante des Rochers Rouges. Justement, voilà que nous apercevons, vers le bord de la Barma Grande, qui ouvre sa gueule mystérieuse dans la face flamboyante des Baoussé Roussé, la silhouette agitée et funéraire du vieux Bob. Il est la seule chose noire dans la nature. La falaise rouge surgit des eaux dans un tel élan radieux qu’on pourrait la croire toute chaude et toute fumante encore du feu central qui l’a mise au monde. Par quel prodigieux anachronisme, ce moderne croque-mort, avec sa redingote et son chapeau haut de forme, s’agite-t-il, grotesque et macabre, devant cette caverne trois cents fois millénaire, creusée dans la lave ardente pour servir de premier toit à la première famille, aux premiers jours de la terre? Pourquoi ce fossoyeur sinistre dans ce décor embrasé? Nous le voyons brandir son crâne et nous l’entendons rire… rire… rire. Ah! son rire nous fait mal maintenant, nous déchire les oreilles et le cœur.

Du vieux Bob, notre attention s’en va à M. Robert Darzac qui vient de passer la poterne du jardinier et qui traverse la Cour du Téméraire. Il ne nous voit pas. Ah! il ne rit pas, lui! Rouletabille le plaint et il comprend qu’il soit à bout de patience. Dans l’après-midi, il a encore dit à mon ami qui me l’a répété: «Huit jours, c’est beaucoup! Je ne sais pas si je pourrai supporter ce supplice encore huit jours.

– Et où irez-vous? lui demanda Rouletabille.

– À Rome!» a-t-il répondu. Évidemment, la fille du professeur Stangerson ne le suivra maintenant que là et Rouletabille croit que c’est cette idée que le pape pourra arranger son affaire qui a mis ce voyage dans la cervelle de ce pauvre M. Darzac. Pauvre, pauvre M. Darzac! Non, vraiment, il ne faut pas en sourire. Nous ne le quittons pas des yeux jusqu’à la porte de la Tour Carrée. Il est certain «qu’il n’en peut plus»! Sa taille s’est encore voûtée. Il a les mains dans les poches. Il a l’air dégoûté de tout! de tout! Oui, il a l’air dégoûté de tout, avec ses mains dans ses poches! Mais, patience, il sortira ses mains de ses poches et l’on ne sourira pas toujours! Et, je puis l’avouer tout de suite, moi qui ai souri… Eh bien, M. Darzac m’a procuré, grâce à l’aide géniale de Rouletabille, le frisson d’épouvante le plus affreux qui puisse secouer des moelles humaines, en vérité! Alors! Alors, qu’est-ce qui l’aurait cru?…

M. Darzac s’en fut tout droit à la Tour Carrée, où il trouva naturellement Bernier qui lui ouvrit son appartement. Comme Bernier était sorti devant la porte de l’appartement, qu’il avait la clef dans sa poche et que, dans l’appartement, il fut établi par la suite qu’aucun barreau n’avait été scié, nous établissons que lorsque M. Darzac entre dans sa chambre, il n’y a personne dans l’appartement. Et c’est la vérité.

Évidemment tout cela a été bien précisé après, par chacun de nous; mais si je vous en parle avant, c’est que je suis déjà hanté par «l’inexplicable» qui se prépare dans l’ombre et qui est prêt à éclater.

À ce moment, il est cinq heures.

4° La soirée depuis cinq heures jusqu’à la minute où se produisit l’attaque de la Tour Carrée.

Rouletabille et moi restâmes une heure environ à bavarder, autrement dit, à continuer à nous «monter la tête», sur le terre-plein de cette tour B’’. Tout à coup, Rouletabille me donna un petit coup sec sur l’épaule et fit: «Mais, j’y pense!…» et il s’en fut dans la Tour Carrée où je le suivis. J’étais à cent lieues de deviner à quoi il pensait. Il pensait au sac de pommes de terre de la mère Bernier qu’il vida entièrement sur le plancher de leur chambre pour la plus grande stupéfaction de la bonne femme; puis, content de ce geste qui répondait évidemment à une préoccupation de son esprit, il revint avec moi dans la Cour du Téméraire, cependant que, derrière nous, le père Bernier riait encore des pommes de terre répandues.

Mme Darzac se montra un instant à la fenêtre de la chambre occupée par son père, au premier étage de la Louve.

La chaleur était devenue insupportable. Nous étions menacés d’un violent orage et nous aurions voulu qu’il éclatât tout de suite…

Ah! l’orage nous soulagerait beaucoup… La mer a la tranquillité lourde et épaisse d’une nappe oléagineuse. Ah! la mer est pesante, et l’air est pesant, et nos poitrines sont pesantes. Il n’y a de léger sur la terre et dans les cieux que le vieux Bob qui est réapparu sur le bord de la Barma Grande et qui s’agite encore. On dirait qu’il danse. Non, il fait un discours. À qui? Nous nous penchons sur le parapet pour voir. Il y a évidemment quelqu’un sur la grève à qui le vieux Bob tient des propos préhistoriques. Mais des feuilles de palmier nous cachent l’auditoire du vieux Bob. Enfin, l’auditoire remue et s’avance; il s’approche du professeur noir, comme l’appelle Rouletabille. Cet auditoire est composé de deux personnes: Mrs. Edith… c’est bien elle, avec ses grâces languissantes, sa façon de s’appuyer sur le bras de son mari… Au bras de son mari! Mais celui-ci n’est point son mari!… Quel est donc cet homme, ce jeune homme, au bras de qui Mrs. Edith s’appuie avec tant de grâces languissantes?

Rouletabille se retourne, cherchant autour de nous quelqu’un pour nous renseigner: Mattoni ou Bernier. Justement Bernier est sur le seuil de la porte de la Tour Carrée. Rouletabille lui fait signe. Bernier nous rejoint et son œil suit la direction indiquée par l’index de Rouletabille.

«Qui est avec Mrs. Edith? demande le reporter. Savez-vous?…

– Ce jeune homme? répond sans hésiter Bernier, c’est le prince Galitch.»

Rouletabille et moi, nous nous regardons. Il est vrai que nous n’avions jamais encore vu marcher de loin le prince Galitch; mais vraiment je ne me serais pas imaginé cette démarche… Et puis, il ne me semblait pas si grand… Rouletabille me comprend, hausse les épaules…

«C’est bien, dit-il à Bernier… Merci…»

Et nous continuons de regarder Mrs. Edith et son prince.

«Je ne puis dire qu’une chose, fait Bernier avant de nous quitter, c’est que c’est un prince qui ne me revient pas. Il est trop doux. Il est trop blond, il a des yeux trop bleus. On dit qu’il est russe. ça va, ça vient, ça quitte le pays sans dire gare! L’avant-dernière fois qu’il était invité ici à déjeuner, madame et monsieur l’attendaient et n’osaient commencer sans lui. Eh bien, on a reçu une dépêche priant de l’excuser parce qu’il avait manqué le train. La dépêche était datée de Moscou…»

Et Bernier, ricanant drôlement, retourne sur le seuil de sa tour.

Nos yeux fixent toujours la grève. Mrs. Edith et le prince continuent leur promenade vers la grotte de Roméo et Juliette; le vieux Bob cesse soudain de gesticuler, descend de la Barma Grande, s’en vient vers le château, y entre, traverse la baille, et nous voyons très bien (du haut du terre-plein de la tour B’’) qu’il a fini de rire. Le vieux Bob est devenu la tristesse même. Il est silencieux. Il passe maintenant sous la poterne. Nous l’appelons; il ne nous entend pas. Il porte devant lui à bras tendus son plus vieux crâne et tout à coup, voilà qu’il devient furieux. Il adresse les pires injures au plus vieux crâne de l’humanité. Il descend dans la Tour Ronde et nous avons entendu quelque temps encore les éclats de sa colère jusqu’au fond de la batterie basse. Des coups sourds y retentissaient. On eût dit qu’il se battait contre les murs.

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