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Quand Arthur Rance s’était trouvé en face du dernier squelette découvert dans la Barma Grande ainsi que des fémurs de l’Elephas antiquus sortis de la même couche de terrain, il avait été transporté d’enthousiasme, et son premier soin avait été de télégraphier au vieux Bob que l’on avait peut-être enfin découvert à quelques kilomètres de Monte-Carlo ce qu’il cherchait, au prix de mille périls, depuis tant d’années, au fond de la Patagonie. Mais son télégramme ne parvint pas à destination, car le vieux Bob, qui avait promis de rejoindre le nouveau ménage dans quelques mois avait déjà pris le bateau pour l’Europe. Évidemment, la renommée l’avait déjà renseigné sur les trésors des Baoussé-Roussé. Quelques jours plus tard, il débarquait à Marseille et arrivait à Menton où il s’installait en compagnie d’Arthur Rance et de sa nièce dans le fort d’Hercule, qu’il remplit aussitôt des éclats de sa gaieté.

La gaieté du vieux Bob nous paraît un peu théâtrale, mais c’est là, sans doute, un effet de notre triste humeur de la veille. Le vieux Bob a une âme d’enfant; et il est coquet comme une vieille femme, c’est-à-dire que sa coquetterie change rarement d’objet et qu’ayant, une fois pour toutes, adopté un costume sévère, de préférence correct (redingote noire, gilet noir, pantalon noir, cheveux blancs, joues roses), elle s’attache uniquement à en perpétuer l’impressionnante harmonie. C’est dans cet uniforme professoral que le vieux Bob chassait le tigre des pampas et qu’il fouille maintenant les grottes des Rochers Rouges, à la recherche des derniers ossements de l’Elephas antiquus.

Mrs. Edith nous le présenta et il poussa un gloussement poli, et puis il se reprit à rire de toute sa large bouche qui allait de l’un à l’autre de ses favoris poivre et sel qu’il avait soigneusement taillés en triangles. Le vieux Bob exultait et nous en apprîmes bientôt la raison. Il rapportait de sa visite au Muséum de Paris la certitude que le squelette de la Barma Grande n’était point plus ancien que celui qu’il avait rapporté de sa dernière expédition à la Terre de Feu. Tout l’Institut était de cet avis et prenait pour base de ses raisonnements le fait que l’os à moelle de l’Elephas que le vieux Bob avait apporté à Paris, et que le propriétaire de la Barma Grande lui avait prêté après lui avoir affirmé qu’il l’avait trouvé dans la même couche de terrain que le fameux squelette, – que cet os à moelle, disons-nous, appartenait à un Elephas antiquus du milieu de la période quaternaire. Ah! il fallait entendre avec quel joyeux mépris le vieux Bob parlait de ce milieu de la période quaternaire! À cette idée d’un os à moelle du milieu de la période quaternaire, il éclatait de rire comme si on lui avait conté une bonne farce! Est-ce qu’à notre époque un savant, un véritable savant, digne en vérité de ce nom de savant, pouvait encore s’intéresser à un squelette du milieu de la période quaternaire! Le sien – son squelette, ou tout au moins celui qu’il avait rapporté de la terre de feu – datait du commencement de cette période, par conséquent était plus vieux de cent mille ans… vous entendez: cent mille ans! Et il en était sûr, à cause de cette omoplate ayant appartenu à l’ours des cavernes, omoplate qu’il avait trouvée, lui, le vieux Bob, entre les bras de son propre squelette. (Il disait: mon propre squelette, ne faisant plus de différence, dans son enthousiasme, entre son squelette vivant qu’il habillait tous les jours de sa redingote noire, de son gilet noir, de son pantalon noir, de ses cheveux blancs, de ses joues roses, et le squelette préhistorique de la Terre de Feu).

«Ainsi, mon squelette date de l’ours des cavernes!… Mais celui des Baoussé-Roussé! Oh! là là! mes enfants! tout au plus de l’époque du mammouth… et encore! non, non!… du rhinocéros à narines cloisonnées! Ainsi!… On n’a plus rien à découvrir, mesdames et messieurs, dans la période du rhinocéros à narines cloisonnées!… Je vous le jure, foi de vieux Bob!… Mon squelette à moi vient de l’époque chelléenne, comme vous dites en France… Pourquoi riez-vous, espèces d’ânes!… Tandis que je ne suis même point sûr que l’Elephas antiquus des Rochers Rouges date de l’époque moustérienne! Et pourquoi pas de l’époque solutréenne? Ou encore, ou encore! De l’époque magdalénienne!… Non! non! c’en est trop! Un Elephas antiquus de l’époque magdalénienne, ça n’est pas possible! Cet Elephas me rendra fou! Cet Antiquus me rendra malade! Ah! j’en mourrai de joie… pauvres Baoussé-Roussé!»

Mrs. Edith eut la cruauté d’interrompre la jubilation du vieux Bob en lui annonçant que le prince Galitch, qui s’était rendu acquéreur de la grotte de Roméo et Juliette, aux Rochers Rouges, devait avoir fait une découverte tout à fait sensationnelle, car elle l’avait vu, le lendemain même du départ du vieux Bob pour Paris, passer devant le fort d’Hercule, emportant sous son bras une petite caisse qu’il lui avait montrée en lui disant: «Voyez-vous, mistress Rance, j’ai là un trésor! Oh! un véritable trésor!» Elle avait demandé ce que c’était que ce trésor, mais l’autre l’avait agacée, disant qu’il voulait en faire la surprise au vieux Bob, à son retour! Enfin le prince Galitch lui avait avoué qu’il venait de découvrir «le plus vieux crâne de l’humanité»!

Mrs. Edith n’avait pas plutôt prononcé cette phrase que toute la gaieté du vieux Bob s’écroula; une fureur souveraine se répandit sur ses traits ravagés et il cria:

«Ça n’est pas vrai!… Le plus vieux crâne de l’humanité, il est au vieux Bob! C’est le crâne du vieux Bob!»

Et il hurla:

«Mattoni! Mattoni! fais apporter ma malle, ici!… ici!…»

Justement Mattoni traversait la Cour de Charles le Téméraire avec le bagage du vieux Bob sur son dos. Il obéit au professeur et apporta la malle devant nous. Sur quoi le vieux Bob, prenant son trousseau de clefs, se jeta à genoux et ouvrit la caisse. De cette caisse, qui contenait des effets et du linge pliés avec beaucoup d’ordre, il sortit un carton à chapeau et, de ce carton à chapeau, il sortit un crâne qu’il déposa au milieu de la table, parmi nos tasses à café.

«Le plus vieux crâne de l’humanité, dit-il, le voilà!… C’est le crâne du vieux Bob!… Regardez-le!… C’est lui! Le vieux Bob ne sort jamais sans son crâne!…»

Et il le prit et se mit à le caresser, les yeux brillants et ses lèvres épaisses écartées à nouveau par le rire. Si vous voulez bien vous représenter que le vieux Bob savait imparfaitement le français et le prononçait mi à l’anglaise, mi à l’espagnole – il parlait parfaitement l’espagnol – vous voyez et vous entendez la scène! Rouletabille et moi, nous n’en pouvions plus et nous nous tenions les côtes de rire. D’autant mieux que, dans ses discours, le vieux Bob s’interrompait lui-même de rire pour nous demander quel était l’objet de notre gaieté. Sa colère eut auprès de nous plus de succès encore, et il n’est pas jusqu’à Mme Darzac qui ne s’essuyât les yeux, parce que, en vérité, le vieux Bob était drôle à faire pleurer avec son plus vieux crâne de l’humanité. Je pus constater à cette heure où nous prenions le café qu’un crâne de deux cent mille ans n’est point effrayant à voir, surtout si, comme celui-là, il a toutes ses dents.

Soudain le vieux Bob devint sérieux. Il éleva le crâne dans la main droite et, l’index de la main gauche appuyé au front de l’ancêtre:

«Lorsqu’on regarde le crâne par le haut, on note une forme pentagonale très nette, qui est due au développement notable des bosses pariétales et à la saillie de l’écaille de l’occipital! La grande largeur de la face tient au développement exagéré des accords zygomatiques!… Tandis que, dans la tête des troglodytes des Baoussé-Roussé, qu’est-ce que j’aperçois?…»

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