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J’écoutais Rouletabille avec admiration. Mrs. Edith avait raison. C’était vrai qu’il s’improvisait notre capitaine et voilà que, d’emblée, il prenait toutes dispositions susceptibles d’assurer la défense de la place. Certes! j’imagine qu’il n’avait point envie de la rendre, à n’importe quel prix, et qu’il était parfaitement disposé à se faire sauter en notre compagnie, plutôt que de capituler. Ah! le brave petit gouverneur de place que c’était là! Et, en vérité, il fallait être tout à fait brave pour entreprendre de défendre le fort d’Hercule contre Larsan, plus brave que s’il se fût agi de mille assiégeants, comme il arriva à l’un des comtes de la Mortola qui n’eût, pour débarrasser la place, qu’à faire donner grosses pièces, couleuvrines et bombardes et puis à charger l’ennemi déjà à moitié défait par le feu bien dirigé d’une artillerie qui était l’une des plus perfectionnées de l’époque. Mais là, aujourd’hui, qui avions-nous à combattre? Des ténèbres! Où était l’ennemi? Partout et nulle part! Nous ne pouvions ni viser, ne sachant où était le but, ni encore moins prendre l’offensive, ignorant où il fallait porter nos coups? Il ne nous restait qu’à nous garder, à nous enfermer, à veiller et à attendre!

Mr Arthur Rance ayant déclaré à Rouletabille qu’il répondait de son jardinier Mattoni, notre jeune homme, sûr désormais d’être couvert de ce côté, prit son temps pour nous expliquer d’abord d’une façon générale la situation. Il alluma sa pipe, en tira trois ou quatre bouffées rapides et dit:

«Voilà! Pouvons-nous espérer que Larsan, après s’être montré si insolemment à nous, sous nos murs, comme pour nous braver, comme pour nous défier, s’en tiendra à cette manifestation platonique? Se contentera-t-il d’un succès moral qui aura porté le trouble, la terreur et le découragement dans une partie de la garnison? Et disparaîtra-t-il? Je ne le pense pas, à vrai dire. D’abord, parce que ce n’est point dans son caractère essentiellement combatif, et qui ne se satisfait pas avec des demi-succès, ensuite parce que rien ne le force à disparaître! Songez qu’il peut tout contre nous, mais que nous ne pouvons rien contre lui, que nous défendre et frapper, si nous le pouvons, quand il le voudra bien! Nous n’avons, en effet, aucun secours à attendre du dehors. Et il le sait bien; c’est ce qui le fait si audacieux et si tranquille! Qui pouvons-nous appeler à notre aide?

– Le procureur!» fit, avec une certaine hésitation, Arthur Rance, car il pensait bien que, si cette hypothèse n’avait pas été encore envisagée par Rouletabille, c’est qu’il devait y avoir quelque obscure raison à cela.

Rouletabille considéra son hôte avec un air de pitié qui n’était point non plus exempt de reproche. Et il dit, d’un ton glacé qui renseigna définitivement Arthur Rance sur la maladresse de sa proposition:

«Vous devriez comprendre, monsieur, que je n’ai point, à Versailles, sauvé Larsan de la justice française, pour le livrer, aux Rochers Rouges, à la justice italienne.»

Mr Arthur Rance, qui ignorait, comme je l’ai dit, le premier mariage de la fille du professeur Stangerson, ne pouvait mesurer, comme nous, toute l’impossibilité où nous étions de révéler l’existence de Larsan sans déchaîner, surtout depuis la cérémonie de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, le pire des scandales et la plus redoutable des catastrophes; mais certains incidents inexpliqués du procès de Versailles avaient dû suffisamment le frapper pour qu’il fût à même de saisir que nous redoutions par-dessus tout d’intéresser à nouveau le public à ce que l’on avait appelé Le Mystère de Mademoiselle Stangerson.

Il comprit ce soir-là, mieux que jamais, que Larsan nous tenait par un de ces secrets terribles qui décident de l’honneur ou de la mort des gens, en dehors de toutes les magistratures de la terre.

Il s’inclina donc devant M. Robert Darzac, sans plus dire un mot; mais ce salut signifiait de toute évidence que Mr Arthur Rance était prêt à combattre pour la cause de Mathilde comme un noble chevalier qui s’inquiète peu des raisons de la bataille, du moment qu’il meure pour sa belle. Du moins, j’interprétai ainsi son geste, persuadé que l’Américain, malgré son récent mariage, était loin d’avoir oublié son ancienne passion.

M. Darzac dit:

«Il faut que cet homme disparaisse, mais en silence, soit qu’on le réduise à merci, soit qu’on passe avec lui un traité de paix, soit qu’on le tue!… Mais la première condition de sa disparition est le secret à garder sur sa réapparition. Surtout, je me ferai l’interprète de Mme Darzac en vous priant de tout faire au monde pour que M. Stangerson ignore que nous sommes menacés encore des coups de ce bandit!

– Les désirs de Mme Darzac sont des ordres, répliqua Rouletabille. M. Stangerson ne saura rien!…»

On s’occupa ensuite de la situation faite aux domestiques et de ce qu’on pouvait attendre d’eux. Heureusement, le père Jacques et les Bernier étaient déjà à demi dans le secret des choses et ne s’étonneraient de rien. Mattoni était assez dévoué pour obéir à Mrs. Edith «sans comprendre». Les autres ne comptaient pas. Il y avait bien encore Walter, le domestique du vieux Bob, mais il avait accompagné son maître à Paris et ne devait revenir qu’avec lui.

Rouletabille se leva, échangea par la fenêtre un signe avec Bernier qui se tenait debout sur le seuil de la Tour Carrée et revint s’asseoir au milieu de nous.

«Larsan ne doit pas être loin, dit-il. Pendant le dîner, j’ai fait une reconnaissance autour de la place. Nous disposons, au-delà de la porte Nord, d’une défense naturelle et sociale merveilleuse et qui remplace avantageusement l’ancienne barbacane du château. Nous avons là, à cinquante pas, du côté de l’Occident, les deux postes frontières des douaniers français et italiens dont l’inexorable vigilance peut nous être d’un grand secours. Le père Bernier est tout à fait bien avec ces braves gens et je suis allé avec lui les interroger. Le douanier italien ne parle que l’italien, mais le douanier français parle les deux langues, plus le jargon du pays, et c’est ce douanier (qui s’appelle, m’a dit Bernier, Michel) qui nous a servi de truchement général. Par son intermédiaire, nous avons appris que nos deux douaniers s’étaient intéressés à la manœuvre insolite, autour de la presqu’île d’Hercule, de la petite barque de Tullio, surnommé Le Bourreau de la Mer. Le vieux Tullio est une des anciennes connaissances de nos douaniers. C’est le plus habile contrebandier de la côte. Il traînait, ce soir, dans sa barque, un individu que les douaniers n’avaient jamais vu. La barque, Tullio et l’inconnu ont disparu du côté de la pointe de Garibaldi. J’y suis allé avec le père Bernier, et, pas plus que M. Darzac qui y était allé précédemment, nous n’avons rien aperçu. Cependant Larsan a dû débarquer… J’en ai comme le pressentiment. Dans tous les cas, je suis sûr que la barque de Tullio a abordé près de la pointe de Garibaldi…

– Vous en êtes sûr? s’écria M. Darzac.

– À cause de quoi en êtes-vous sûr? demandai-je.

– Bah! fit Rouletabille, elle a laissé encore la trace de sa proue dans le galet du rivage et, en abordant, elle a fait tomber de son bord le réchaud à pommes de pin que j’ai retrouvé et que les douaniers ont reconnu, réchaud qui sert à Tullio à éclairer les eaux quand il pêche la pieuvre, par les nuits calmes.

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