Литмир - Электронная Библиотека
A
A

À la fois nerveuse et douce, tantôt patiente et par instants impatiente, Mathilde, tout en répondant à Arthur Rance, prenait de M. Darzac les soins les plus charmants, les plus tendres. Elle était pleine d’attention, le servant elle-même, avec un admirable et sérieux sourire, veillant à ce qu’il n’eût point la vue fatiguée par l’approche trop brusque d’une lumière. Robert la remerciait et semblait, je dois bien le constater, affreusement malheureux. Et j’étais bien obligé de me rappeler que le malencontreux Larsan était arrivé à temps pour rappeler à Mme Darzac qu’avant d’être Mme Darzac elle était Mme Jean Roussel-Ballmeyer-Larsan devant Dieu et même, au regard de certaines lois transatlantiques, devant les hommes.

Si le but de Larsan avait été, en se montrant, de porter un coup affreux à un bonheur qui n’était encore qu’en expectative, il avait pleinement réussi!… Et, peut-être, en historien exact de l’événement, devons-nous appuyer sur ce fait moral, grandement à l’honneur de Mathilde, que ce n’est point seulement l’état de désarroi où se trouvait son esprit à la suite de la réapparition de Larsan, qui l’incita à faire comprendre à Robert Darzac, le premier soir où ils se trouvèrent face à face – enfin seuls! – dans l’appartement de la Tour Carrée, que cet appartement était assez vaste pour y loger séparément leurs deux désespoirs; mais ce fut encore le sentiment du devoir, c’est-à-dire de ce qu’ils se devaient chacun à tous deux, qui leur dicta la plus noble et la plus auguste des décisions! J’ai déjà dit que Mathilde Stangerson avait été très religieusement élevée, non point par son père qui était assez indifférent sur ce chapitre, mais par les femmes et surtout par sa vieille tante de Cincinatti. Les études auxquelles elle s’était livrée par la suite, aux côtés du professeur, n’avaient en rien ébranlé sa foi et le professeur s’était bien gardé d’influencer en quoi que ce fût, à ce propos, l’esprit de sa fille. Celle-ci avait conservé, même au moment le plus redoutable de la création du néant, théorie sortie du cerveau de son père, ainsi que celle de la dissociation de la matière, la foi des Pasteur et des Newton. Et elle disait couramment que, s’il était prouvé que tout venait de rien, c’est-à-dire de l’éther impondérable, et retournait à ce rien, pour en ressortir éternellement, grâce à un système qui se rapprochait d’une façon singulière des fameux atomes crochus des anciens, il restait à prouver que ce rien, origine de tout, n’avait pas été créé par Dieu. Et, en bonne catholique, ce Dieu, évidemment, était le sien, le seul qui eût son vicaire ici bas, appelé pape. J’aurais peut-être passé sous silence les théories religieuses de Mathilde si elles n’avaient été d’un appoint certain dans les résolutions qu’elle eut à prendre vis-à-vis de son nouvel époux devant les hommes, quand il lui fut révélé que son mari devant Dieu était encore de ce monde. La mort de Larsan ayant paru certaine, elle était allée à une nouvelle bénédiction nuptiale avec l’assentiment de son confesseur, en veuve. Et voilà qu’elle n’était plus veuve, mais bigame devant Dieu! Au surplus, une telle catastrophe n’était point irrémédiable et elle dut elle-même faire luire aux yeux attristés de ce pauvre M. Darzac la perspective d’un sort meilleur qui serait arrangé comme il convient par la cour de Rome, à laquelle, le plus vite possible, il faudrait incontinent, soumettre le litige. Bref, en conclusion de tout ce qui précède, M. et Mme Robert Darzac, quarante-huit heures après leur mariage à Saint-Nicolas-du-Chardonnet, faisaient chambre à part, au fond de la Tour Carrée. Le lecteur comprendra alors qu’il n’en fallait peut-être point davantage pour expliquer l’irrémédiable mélancolie de Robert et les soins consolateurs de Mathilde.

Sans être précisément au courant, ce soir-là, de tous ces détails, j’en soupçonnai néanmoins le plus important. De M. et de Mme Darzac, mes yeux s’en furent au voisin de celle-ci, Mr Arthur-William Rance, et ma pensée déjà s’emparait d’un nouveau sujet d’observation, lorsque le maître d’hôtel vint nous annoncer que le concierge Bernier demandait à parler tout de suite à Rouletabille. Celui-ci se leva aussitôt, s’excusa, et sortit.

«Tiens! Fis-je, les Bernier ne sont donc plus au Glandier!»

On se rappelle, en effet, que ces Bernier – l’homme et la femme – étaient les concierges de M. Stangerson à Sainte-Geneviève-des-Bois. J’ai raconté, dans Le Mystère de la Chambre Jaune, comment Rouletabille les avait fait remettre en liberté, alors qu’ils étaient accusés de complicité dans l’attentat du pavillon de la Chênaie. Leur reconnaissance pour le jeune reporter, à cette occasion, avait été des plus grandes, et Rouletabille avait pu, dès lors, faire état de leur dévouement. M. Stangerson répondit à mon interpellation en m’apprenant que tous ses domestiques avaient quitté le Glandier qu’il avait à jamais abandonné. Comme les Rance avaient besoin de concierges pour le fort d’Hercule, le professeur avait été heureux de leur céder ces loyaux serviteurs dont il n’avait jamais eu à se plaindre, en dehors d’une petite histoire de braconnage qui avait failli tourner si mal pour eux. Maintenant, ils logeaient dans l’une des tours de la poterne d’entrée dont ils avaient fait leur loge et d’où ils surveillaient le mouvement d’entrée et de sortie du fort d’Hercule.

Rouletabille n’avait pas paru le moins du monde étonné quand le maître d’hôtel lui avait annoncé que Bernier désirait lui dire un mot: c’était donc, pensai-je, qu’il était déjà au fait de leur présence aux Rochers Rouges. En somme, je découvrais – sans en être stupéfait, du reste – que Rouletabille avait sérieusement employé les quelques minutes pendant lesquelles je le croyais dans sa chambre et que j’avais consacrées, moi, à ma toilette ou à d’inutiles bavardages avec M. Darzac.

Ce départ inattendu de Rouletabille jeta un froid. Chacun se demandait si cette absence ne coïncidait point avec quelque événement important relatif au retour de Larsan. Mme Robert Darzac était inquiète. Et, parce que Mathilde se montrait fâcheusement impressionnée, je vis bien que Mr Arthur Rance crut bon de manifester, lui aussi, un discret émoi. Ici, il est bon de dire que Mr Arthur Rance et sa femme n’étaient point au courant de tous les malheurs de la fille du professeur Stangerson. On avait, naturellement, jugé inutile de leur faire part du mariage secret de Mathilde et de Jean Roussel, devenu Larsan. C’était là un secret de famille. Mais ils savaient mieux que n’importe qui – Arthur Rance pour avoir été mêlé au drame du Glandier, et sa femme parce que son mari le lui avait raconté – avec quel acharnement le célèbre agent de la sûreté avait poursuivi celle qui devait être un jour Mme Darzac. Les crimes de Larsan s’expliquaient naturellement aux yeux d’Arthur Rance par une passion désordonnée, et il ne faut point s’étonner qu’un homme qui avait été si longtemps épris de Mathilde que le phrénologue américain n’eût point cherché à l’attitude de Larsan d’autre explication que celle d’un amour furieux et sans espoir. Quant à Mrs. Edith, je me rendis bientôt parfaitement compte que les raisons du drame du Glandier ne lui semblaient point aussi simples que voulait bien le dire son mari. Pour qu’elle pensât comme celui-ci, il eût fallu qu’elle éprouvât pour Mathilde un enthousiasme approchant de celui d’Arthur Rance et, bien au contraire, toute son attitude, que j’observais à loisir, sans qu’elle s’en doutât, disait: «Mais, enfin! qu’a donc cette femme de si étonnant pour avoir inspiré des sentiments aussi chevaleresques, aussi criminels à des cœurs d’hommes, pendant de si longues années?… Eh quoi! la voilà donc cette femme pour laquelle, policier, on tue; pour laquelle, sobre, on s’enivre; et pour laquelle on se fait condamner, innocent? Qu’a-t-elle de plus que moi qui n’ai su que me faire platement épouser par un mari que je n’aurais jamais eu si elle ne l’avait pas repoussé? Oui, qu’a-t-elle? Elle n’a même plus la jeunesse! Et cependant, mon mari m’oublie pour la regarder encore!» Voilà ce que je lus dans les yeux de Mrs. Edith qui regardait son mari regarder Mathilde. Ah! les yeux noirs de la douce, de la langoureuse Mrs. Edith!

21
{"b":"125244","o":1}