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«Il faudra bien qu’il aborde au rivage. Laissez-moi courir au rivage!

– Que ferez-vous? gémit la voix de Mathilde.

– Tout ce qu’il faudra.»

Et, encore, la voix de Mathilde, la voix épouvantée:

«Je vous défends de toucher à cet homme!»

Et je n’entends plus rien.

Je suis descendu et j’ai trouvé Rouletabille, seul, assis sur la margelle du puits. Je lui ai parlé, et il ne m’a pas répondu, comme il lui arrive quelquefois. Je m’en fus dans la baille, et là, je rencontrai M. Darzac qui vint à moi, fort agité. Il me cria de loin:

«Eh bien! L’avez-vous vu?

– Oui, je l’ai vu, fis-je.

– Et elle, elle, savez-vous si elle l’a vu?

– Elle l’a vu. Elle était avec Rouletabille quand il est passé! Quelle audace!»

Robert Darzac en tremblait encore de l’avoir vu. Il me dit qu’aussitôt qu’il l’avait aperçu, il avait couru comme un fou au rivage, mais qu’il n’était pas arrivé à temps à la pointe de Garibaldi et que la barque avait disparu comme par enchantement. Mais déjà Robert Darzac me quittait, courant rejoindre Mathilde, anxieux de l’état d’esprit dans lequel il allait la retrouver. Cependant, il revenait presque aussitôt, triste et abattu. La porte de son appartement était fermée. Sa femme désirait être seule un instant.

«Et Rouletabille? demandai-je.

– Je ne l’ai pas vu!»

Nous restâmes ensemble sur le parapet, à regarder la nuit qui avait emporté Larsan. Robert Darzac était infiniment triste. Pour détourner le cours de ses pensées, je lui posai quelques questions sur le ménage Rance, auxquelles il finit par répondre.

C’est ainsi que, peu à peu, je devais apprendre comment, après le procès de Versailles, Arthur Rance était retourné à Philadelphie, et comment, un beau soir, il s’était trouvé dans un banquet de famille, à côté d’une jeune personne romanesque qui l’avait séduit immédiatement par un tour d’esprit littéraire qu’il avait rarement rencontré chez ses belles compatriotes. Elle n’avait rien de ce type alerte, désinvolte, indépendant et audacieux qui devait aboutir à la «fluffy-ruffles», si en honneur de nos jours. Un peu dédaigneuse, douce et mélancolique, d’une pâleur intéressante, elle eût plutôt rappelé les tendres héroïnes de Walter Scott, lequel était, du reste, paraît-il, son auteur favori. Ah! certes, elle retardait, elle retardait d’une façon délicieuse. Comment cette figure délicate parvint-elle à impressionner si vivement Arthur Rance qui avait tant aimé la majestueuse Mathilde? Ce sont là les secrets du cœur. Toujours est-il que, se sentant devenir amoureux, Arthur Rance en avait profité, ce soir-là, pour se griser abominablement. Il dut commettre quelque inélégante bêtise, laisser échapper un propos si incorrect que Miss Edith le pria soudain, et à haute voix, de ne plus lui adresser la parole. Le lendemain, Arthur Rance faisait faire officiellement ses excuses à Miss Edith, et jurait qu’il ne boirait plus que de l’eau: il devait tenir ce serment.

Arthur Rance connaissait de longue date l’oncle, ce vieux brave homme de Munder, le vieux Bob, comme on l’avait surnommé à l’Université, un type extraordinaire qui était aussi célèbre par ses aventures d’explorateur que par ses découvertes de géologue. Il était doux comme un mouton, mais n’avait pas son pareil pour chasser le tigre des pampas. Il avait passé la moitié de son existence de professeur au sud du Rio-Negro, chez les Patagons, à la recherche de l’homme tertiaire ou tout au moins de son squelette, non point de l’anthropopithèque ou de quelque autre pithécanthropus, se rapprochant plus ou moins du singe, mais bien de l’homme, plus fort, plus puissant que celui qui habite de nos jours la planète, de l’homme, enfin, contemporain des prodigieux mammifères qui sont apparus sur le globe avant l’époque quaternaire. Il revenait généralement de ces expéditions avec quelques caisses de cailloux et un bagage respectable de tibias et de fémurs sur lesquels le monde savant bataillait, mais aussi avec une riche collection de «peaux de lapin», comme il disait, qui attestait que le vieux savant à lunettes savait encore se servir d’armes moins préhistoriques que la hache en silex ou le perçoir du troglodyte. Aussitôt de retour à Philadelphie, il reprenait possession de sa chaire, se courbait sur ses bouquins, sur ses cahiers et, maniaque comme un «rond-de-cuir», dictait son cours, s’amusant à faire sauter dans les yeux de ses plus proches élèves les copeaux de ses longs crayons dont il ne se servait jamais, mais qu’il taillait interminablement. Et, quand il avait atteint son but – qu’il visait – on voyait apparaître au-dessus de son pupitre sa bonne tête chenue que fendait, sous les lunettes d’or, le large rire silencieux de sa bouche joviale.

Tous ces détails me furent donnés plus tard par Arthur Rance lui-même, qui avait été l’élève du vieux Bob, mais qui ne l’avait pas revu depuis de nombreuses années, quand il fit la connaissance de Miss Edith; et, si je les rapporte si complètement ici, c’est que, par une suite de circonstances fort naturelles, nous allons retrouver le vieux Bob aux Rochers Rouges.

Miss Edith, lors de la fameuse soirée où Arthur Rance lui fut présenté et où il se conduisit d’une façon aussi incohérente, ne s’était montrée peut-être si mélancolique que parce qu’elle venait de recevoir de fâcheuses nouvelles de son oncle. Celui-ci, depuis quatre ans, ne se décidait pas à revenir de chez les Patagons. Dans sa dernière lettre, il lui disait qu’il était bien malade et qu’il désespérait de la revoir avant de mourir. On pourrait être tenté de penser qu’une nièce au cœur tendre, dans ces conditions, eût pu s’abstenir de paraître à un banquet, si familial fût-il mais Miss Edith, au cours des voyages de son oncle, avait tant reçu de fâcheuses nouvelles, et son oncle était revenu de si loin, toujours si bien portant, qu’on ne lui tiendra certainement point rigueur de ce que sa tristesse ne l’eût point, ce soir-là, retenue à la maison. Cependant, trois mois plus tard, sur une nouvelle lettre, elle décida de partir et d’aller rejoindre, toute seule, son oncle, au fond de l’Araucanie. Pendant ces trois mois, il s’était passé des événements mémorables. Miss Edith avait été touchée des remords d’Arthur Rance et de sa persistance à ne plus boire que de l’eau. Elle avait appris que les mauvaises habitudes d’intempérance de ce gentleman n’avaient été prises qu’à la suite d’un désespoir d’amour, et cette circonstance lui avait plu par-dessus tout. Ce caractère romanesque dont j’ai parlé tout à l’heure devait servir rapidement les desseins d’Arthur Rance; et, au moment du départ de Miss Edith pour l’Araucanie, nul ne s’étonna de ce que l’ancien élève du vieux Bob accompagnât sa nièce. Si les fiançailles n’étaient pas encore officielles, c’est qu’elles n’attendaient pour le devenir que la bénédiction du géologue. Miss Edith et Arthur Rance retrouvèrent à San-Luis l’excellent oncle. Il était d’une humeur charmante et d’une santé florissante. Rance, qui ne l’avait pas revu depuis si longtemps, eut le toupet de lui dire qu’il avait rajeuni, ce qui est le plus habile des compliments. Aussi, quand sa nièce lui eut appris qu’elle s’était fiancée à ce charmant garçon, la joie de l’oncle fut remarquable. Tous trois revinrent à Philadelphie où le mariage fut célébré. Miss Edith ne connaissait pas la France. Arthur Rance décida d’y faire leur voyage de noces. Et c’est ainsi qu’ils trouvèrent, comme il sera conté tout à l’heure, une occasion scientifique de se fixer aux environs de Menton, non point en France, mais à cent mètres de la frontière, en Italie, devant les Rochers Rouges.

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