Regarde maintenant le visage où le Christ
paraît plus ressemblant, car sa seule splendeur
pourra te préparer à contempler le Christ! «
Et je le vis baigné d’un si parfait bonheur,
que venaient lui offrir les esprits sacro-saints
créés pour survoler de si hautes contrées,
qu’aucun objet de ceux que j’avais vus avant
n’avait produit en moi tant d’admiration
et ne s’était montré si ressemblant à Dieu.
Et cet amour qui fut le premier à descendre
devant elle, en chantant un Ave Maria
gratia plena [438], vint étendre ses deux ailes.
Alors de toutes parts le choeur des bienheureux
répondit aussitôt à ce divin cantique,
et sur chaque visage on voyait plus de joie.
Je dis: «Ô père saint qui consentis pour moi
à rester ici-bas, délaissant le doux lieu
où l’éternel décret avait fixé ta place,
quel est cet ange-là, qui si joyeusement
regarde dans les yeux de notre sainte Reine,
et avec tant d’amour qu’il paraît embrasé?»
C’est ainsi que je fis appel à la doctrine
de celui qui prenait sa beauté de Marie,
comme fait du soleil l’étoile du matin.
Et il me répondit: «L’assurance et la joie
pour autant qu’elles sont dans un ange et dans l’âme,
sont entières en lui; nous l’aimons bien ainsi,
car Marie a reçu sur la terre la palme
des mains de celui-ci, lorsque le Fils de Dieu
a voulu se charger du poids de notre corps.
Mais suis-moi maintenant du regard, à mesure
que je vais te parler, et contemple les princes
qui forment cette cour de justice et de foi.
Les deux qui sont assis tout en haut, plus heureux
comme étant d’Augusta [439] les plus proches voisins,
de cette sainte fleur sont comme deux racines.
Celui qui reste assis près d’elle et à sa gauche
est l’ancêtre commun dont le goût trop osé
fait goûter l’amertume à l’espèce des hommes.
À sa droite tu vois le père vénérable
de notre sainte Église, à qui jadis le Christ
a confié les clefs de notre belle fleur.
Et celui qui connut, étant encore en vie,
tous les temps les plus durs de cette belle épouse
dont l’amour fut acquis par la lance et les clous,
est assis près de lui; tu vois auprès de l’autre
chef, au temps duquel s’était nourri de manne
un peuple rebelle, inconstant et ingrat.
Juste en face de Pierre, Anne a sa place assise,
et son bonheur est tel de contempler sa fille,
l chante hosanna sans la perdre des yeux.
En face du plus grand des pères de famille
tu vois Lucie aussi, qui t’envoya ta dame,
lorsque, le front baissé, tu courais à ta perte.
Mais puisque le temps fuit, qui te pousse à rêver [440],
faisons un point ici, comme le bon tailleur
qui coupe son habit selon le drap qui reste,
et vers l’Amour premier dirigeons nos regards,
pour qu’en le contemplant tu puisses pénétrer
autant qu’il est possible à travers sa splendeur.
Pourtant, comme je crains que le vol de tes ailes
ne te porte en arrière, en pensant avancer,
il te faut en priant demander cette grâce;
cette grâce de celle où le secours abonde;
tu devras donc me suivre avec le sentiment,
pour ne pas écarter ton cœur de mes paroles.»
Alors il commença cette sainte oraison.
CHANT XXXIII
«Toi, la vierge et la mère et fille de ton fils,
humble et haute au-delà de toutes créatures,
terme prédestiné du dessein éternel,
tu rendis sa noblesse à l’humaine nature,
puisque c’est grâce à toi que son Auteur lui-même
a daigné devenir sa propre créature:
et ce fut dans ton sein qu’a repris feu l’amour
à la chaleur duquel, dans la paix éternelle,
a pu s’épanouir cette fleur que voici.
C’est toi, de notre amour flambeau méridien -
ici-haut et sur terre, au monde des mortels,
c’est toi la source vive où jaillit l’espérance.
Femme, tu fus si grande et ta puissance est telle
que qui veut une grâce et n’accourt pas vers toi,
veut que son désir vole et lui refuse l’aile.
Ta bonté rejaillit en faveur de celui
qui t’appelle au secours, et prévient bien souvent
et libéralement la demande qui tarde.
En toi miséricorde et en toi la pitié,
en toi magnificence, en toi se réunit
tout ce que le créé possède de bonheur.
Voici que celui-ci, du plus profond abîme
l’univers, venant jusqu’à notre sommet,
a connu tour à tour les âmes et leurs vies.
Il implore à présent de ta grâce la force
je pouvoir élever ses yeux encor plus haut,
afin de contempler le suprême salut.
Et moi, qui n’ai jamais désiré pour mes yeux
plus fort que pour les siens, je t’offre mes prières,
te suppliant aussi de vouloir m’écouter,
pour que par l’oraison tu dissipes toi-même
tout le brouillard qu’il tient de sa forme mortelle,
et que brille à ses yeux le suprême bonheur.
Et je t’implore encore, ô Reine, car tu peux
ce que tu veux, qu’il garde, après un tel spectacle,
les mêmes sentiments immuables et purs.
De son cœur trop humain que ta garde triomphe!
Regarde Béatrice et tous ces bienheureux,
qui soutiennent mes vœux avec leurs deux mains jointes!»
Les yeux que Dieu chérit et vénère à la fois
se fixèrent alors sur l’orateur, montrant
combien ils ont en gré les prières dévotes.
Puis ils furent chercher la Lumière éternelle
où l’on se tromperait, pensant que l’œil mortel
pourrait s’aventurer avec tant d’assurance.
Et moi, qui m’approchais du terme de mes vœux,
je sentis tout à coup, comme on doit le sentir,
s’éteindre dans mon sein l’ardeur de mon désir.
Bernard, en souriant, me montrait par des signes
qu’il fallait regarder vers le haut; mais déjà
j’étais, par moi tout seul, tel qu’il m’avait voulu,
puisque par le regard de plus en plus limpide
j’entrais de plus en plus dans le bain de lumière
de la clarté suprême où vit la vérité.
À partir de ce point, ce que j’ai vu dépasse
le pouvoir d’exprimer, qui cède à ce tableau,
et la mémoire aussi cède à tout cet excès [441].